Une classe vide dans une ville en manque d’espace

Mener une enquête ethnographique demande une présence totale sur le terrain. Indépendamment de ses variétés, le corps, les sens, la personne tout entière du chercheur ou de la chercheuse participe de cette approche scientifique empirique si particulière. À l’instar de nombreuses autres méthodes, elle est exigeante, et l’enseigner à des étudiant·e·s demande du temps. Parce que la pratique ethnographique relève d’un savoir-faire, son apprentissage ne peut pas se limiter à un transfert de savoir théorique. Faire l’expérience du terrain, tenir un journal, négocier sa place d’observateur plus ou moins participant et acquérir une certaine maîtrise des codes sociaux propres à différents mondes se fait nécessairement hors d’une salle de classe.

Pour autant, peut-on s’en passer comme d’aucuns[1] semblent le penser ? La situation exceptionnelle que nous avons vécue durant ce printemps 2020 a permis de prendre conscience de l’importance de certains mécanismes essentiels au bon fonctionnement de l’enseignement universitaire. À mon sens, la classe, en tant qu’espace d’enseignements pluriels, en fait partie. C’est du moins ce que mon expérience, durant ce semestre « hors normes », m’a appris.

Un séminaire pratique

Avec ma collègue, Romaine Girod, nous animons le second semestre d’un séminaire de sociologie générale adressé à des étudiant·e·s de première année de bachelor en sciences sociales à l’Université de Lausanne (UNIL). Cette partie du séminaire est dévolue à une introduction à la méthode ethnographique, dont l’espace public urbain est le terrain d’investigation.

Dès le mois de février, les étudiant·e·s ont investigué, par groupes de 2 à 3 personnes, plusieurs lieux situés en ville de Lausanne afin d’expérimenter l’approche ethnographique dans un environnement accessible. Boîtes de nuit, skate parks, marchés, ou encore parcs et musées sont autant d’espaces publics ou semi-publics étudiés.

Afin de les guider dans l’avancée de leurs terrains, nous leur avons demandé de nous fournir ponctuellement des vignettes issues de leurs observations accompagnées d’analyses. Chaque semaine, un groupe différent présente à la classe son terrain et propose une analyse qui repose sur une vignette ethnographique.

La classe fonctionne alors, pour les apprenti·e·s ethnographes, comme un catalyseur de savoir, un espace d’échanges et de questionnements, en direction des enseignant·e·s mais aussi des pairs. La ville, quant à elle, est un lieu d’expérimentation et de mise en pratique du savoir-faire qui s’acquiert chaque semaine.

Le vendredi 13 mars 2020, au crépuscule de la quatrième semaine de cours, la nouvelle tombe : les cours de l’Université de Lausanne n’auront plus lieu en présentiel, les classes seront fermées. Trois jours plus tard, la ville a réduit drastiquement la présence des citadin·e·s dans l’espace public afin de ralentir la pandémie.

Nous voilà donc face à un double problème : repenser notre enseignement à distance, hors de notre classe, et imaginer des terrains ethnographiques urbains compatibles avec les exigences sanitaires du moment.

Afin de protéger nos étudiant·e·s, nous leur avons laissé la possibilité de s’intéresser à des matériaux médiatiques, ouvrant alors la voie à la pratique d’une certaine forme d’ethnographie virtuelle. Certain·e·s ont malgré tout choisi de poursuivre leurs observations urbaines[2]. Dans une ville devenue anxiogène, où « l’inattention civile »[3] a fait place à des regards inquisiteurs, l’œil du/de la sociologue (même en herbe) est forcément en alerte ! Soulagement, l’expérience ethnographique a pu continuer.

Cours de danse en ligne, supermarchés ou encore acclamations journalières sur les balcons ont remplacé les anciens lieux étudiés par nos étudiant·e·s. Leurs propres expériences du confinement et les espaces publics encore accessibles qu’ils traversaient sont devenus leurs terrains d’enquête.

Décrire leur nouveau monde social, chamboulé par la covid-19, s’est fait avec une aisance surprenante. Il suffit de parcourir les vignettes exposées sur ce blog et rédigées par quelques un·e·s de ces étudiant·e·s pour s’en convaincre. Les choses se sont compliquées lorsqu’il a fallu transformer ce matériel descriptif en analyses sociologiques. Les éléments suivants permettent de comprendre une partie importante de ces difficultés.

Enseignement à distance

Nous avons décidé de maintenir les enseignements à l’heure habituelle tout en réduisant de moitié le temps de « présence ». Certains exercices d’ordinaire réalisés en classe se sont faits sur la plateforme numérique de l’Université de Lausanne (moodle) à l’aide de forums. Nous pensions alors qu’il nous suffirait de déplacer la classe dans un espace numérique pour reproduire, du moins en partie, ce que l’espace physique d’une classe nous offrait. Après tout, ces plateformes permettent presque toutes de véhiculer notre voix, notre visage, des documents écrits et vidéos, d’utiliser des tableaux numériques et autres outils que l’on trouve habituellement dans une salle de classe d’une université moderne.

La suite, beaucoup d’enseignant·e·s l’ont vécue : des dispositifs techniques surchargés, inadaptés à des groupes nombreux ou qui boguent régulièrement[4]. Particularité du programme de visioconférence proposé par l’UNIL en début de confinement : par défaut, pour les « classes » de plus de 20 personnes, seul·e·s les enseignant·e·s pouvaient partager leur caméra[5], et donc leur visage, au reste de leur public constitué d’une liste de noms. Notre écran d’ordinateur avait remplacé l’espace de nos salles de classe.

Derrière l’esthétique high tech de ce tableau noir 2.0, il ne faudrait pas oublier les inégalités entre les étudiant·e·s dans l’accès tant à du matériel informatique de qualité qu’à un espace d’apprentissage adéquat. Leurs cuisine, salon ou chambre s’étaient transformés du jour au lendemain en salle de cours. En lieu et place de leurs camarades : leurs colocataires, leurs parents, souvent en télétravail eux/elles-aussi, ou bien tout simplement personne. Et au-delà de ces aspects parasitant, les étudiant·e·s perdaient purement et simplement l’usage d’un environnement, la salle de classe, que des années de formation avaient construit en tant qu’espace social propice à l’étude, avec ses règles, ses obligations, mais aussi ses droits, comme poser des questions.

Pour notre part, le « cadre »[6] de la situation d’enseignement a elle aussi profondément changé. Nous ne nous exprimions plus dans un espace concis, régulé par un mode de relation éprouvé par des années de socialisation, face à un public réel, fait de chair. Nos étudiant·e·s, éparpillés dans une multitude d’espaces privés dont nous n’avions aucune prise sensorielle directe, nous sont devenus invisibles ; ou du moins, la seule visibilité sur laquelle nous pouvions nous reposer était celle permise par le dispositif technique. Et de fait, une abondance d’indices interactionnels étaient devenus inaccessibles : le regard, les remarques à demi-mots d’étudiant·e·s, les mains presque levées, l’hésitation sur les visages ou l’agitation générale d’une classe. Enseigner revenait à parler à notre écran en imaginant un public sans ne jamais pouvoir être sûr qu’il existait bel et bien de l’autre côté[7].

Dans un tel cadre, prendre la parole face à une « classe » aussi désincarnée revenait, pour les étudiant·e·s, à rompre un silence assourdissant. C’était exposer sa voix à ce public imaginé et bien réel à la fois. C’est pourquoi, sans doute, les questions et interventions des étudiant·e·s furent rares, et les échanges entre eux/elles inexistants.

Une classe d’avenir ?

Au début du confinement, nous avions peur de perdre l’expérience de la ville alors que, finalement, c’est celle de la classe que nous avons perdue et sous-estimée. Pour faire face et suppléer à la distance, nous avons multiplié les canaux de communication : e-mails, entretiens téléphoniques ou discussions par visioconférence en groupes restreints. Ce n’est en effet qu’au prix de la démultiplication des espaces d’enseignement que nous avons réussi à maintenir un degré de transmission du savoir suffisant entre enseignant·e·s et étudiant·e·s.

Cela dit, en atomisant la classe ainsi que ses membres, nous avons brisé une chaîne de transmission essentielle à l’apprentissage, celle des pairs. L’enseignement à distance, en condition techniquement idéale, fonctionne lorsqu’il a pour but de transmettre un savoir de manière unidirectionnelle. Dès lors qu’il s’agit d’échanger, et d’autant plus à plus grande échelle et plus horizontalement, la classe, matérielle et située, ancrée dans un espace physique d’où s’organisent, en public, une pluralité de relations d’apprentissage, est indispensable. À l’image de l’ethnographie, les étudiant·e·s vivent l’expérience de l’université comme celle d’un terrain. Tout leur être y est impliqué, leur parcours universitaire est une socialisation après tout, et il serait dangereux de l’oublier une fois la situation revenue à la « normale ».

Sélim Ben Amor, assistant diplômé en sciences sociales à l’Université de Lausanne


[1] https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/accuse-de-tous-les-maux-le-numerique-tient-sa-revanche-apres-le-confinement_2127538.html

https://www.lemonde.fr/campus/article/2017/03/09/les-cours-en-ligne-auront-ils-la-peau-de-l-universite_5091702_4401467.html

https://www.nytimes.com/2020/05/25/opinion/online-college-coronavirus.html

[2] Rendues possibles par le type de confinement partiel choisi par les autorités suisses.

[3] Goffman, E. (2013 [1963]). Comment se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements. Paris : Economica.

[4] L’Université de Lausanne a toutefois pu trouver des solutions à la plupart des problèmes techniques rencontrés durant les premières semaines.

[5] Le programme utilisé fait la différence entre les « panelists » qui peuvent activer leur caméra et leurs micros d’eux/elles-mêmes et les « attendees » qui ont un rôle de spectateur et dont la caméra ne peut être activée que par la personne qui héberge l’évènement. Lorsque nous sommes passés vers la fin du semestre à un autre programme qui permettait à l’ensemble de la classe de partager volontairement leur caméra, seule une minorité d’étudiant·e·s le faisaient.

[6] Goffman, E. (1991 [1974]). Les cadres de l’expérience. Paris: Minuit.

[7] À l’époque des influenceur·euse·s, peut-être n’était-ce pas si problématique pour nos étudiant·e·s.