« Trois cœurs bleus… et nous nous reconnaîtrons ». La musique classique au temps de la Covid‑19

« I have a very thin skin right now. I am seeing the world I dearly love, concert life, die. If it’s not dead already, it’s in extremely grave danger. »

Igor Levit, 2020

En raison des mesures sanitaires et prophylactiques imposées aux institutions culturelles par les gouvernements, le secteur culturel et musical est probablement l’un des domaines les plus durement touchés par la crise de la Covid-19. Depuis plusieurs semaines déjà, l’ensemble de notre vie culturelle est à l’arrêt total. Alors que musées et bibliothèques se déconfinent peu à peu, les salles de concert seront sans doute contraintes au silence pendant longtemps encore. La musique classique est particulièrement touchée. Les mesures de distanciation physique imposent de réduire la jauge des salles de manière drastique, la pratique d’un grand orchestre sur scène est quasi impossible dans la configuration sanitaire actuelle et les tournées sont de l’ordre de l’utopie. Dans une industrie orientée presque entièrement vers la performance musicale scénique, le choc est sans équivalent. Seules les guerres ont entraîné un arrêt temporaire des scènes musicales – et encore : ce ne fut que pour quelques mois et uniquement dans certaines régions bien circonscrites.

Le concert n’a pas toujours existé sous la forme très codifiée que l’on connaît aujourd’hui. Au XVIIIe siècle, le public musical occidental était principalement composé de privilégiés, profitant du relâchement de l’étiquette sociale que permettaient les manifestations musicales. Les gens chahutaient ou chantaient parfois avec la musique lors des opéras, obligeant leurs voisins à tendre l’oreille pour entendre les musiciens. L’expérience musicale était alors faiblement individualisée. L’historien William Weber note à ce sujet : « L’appréciation de la musique ou de son exécution était plutôt considérée comme un processus social. L’étiquette autorisait la conversation, la circulation, même le jeu de cartes et le coup de poing occasionnel. Si cela peut ressembler à de l’anarchie pour nous, pour les gens d’alors cela impliquait un jeu social contrôlé qui faisait intégralement partie de l’expérience musicale[1]. »

Par ailleurs, le « concert public » proprement dit – un événement explicitement et entièrement dédié à la musique, accessible à un public moyennant finance – ne s’institutionnalise que progressivement au cours du XVIIIe siècle. On assistera alors à l’émergence d’un nouveau mode d’exposition des œuvres, d’un nouveau lieu d’expression et d’un nouveau public. C’est ensuite sous l’influence de la musique symphonique de Beethoven que le concert deviendra « moderne » (autour des années 1820) et se structurera autour d’une écoute attentive plaçant la fonction esthétique de la musique au-dessus de tout. Cette nouvelle conception donnera une place centrale à l’individualité du jugement de goût, impliquant le refoulement de toute manifestation spontanée des émotions.

Le silence dans les salles de concert deviendra un élément central, le concert étant intériorisé par l’auditeur pendant la performance musicale. Ce silence se comprend dès lors comme respect de l’écoute de l’autre. C’est aussi à ce moment qu’apparaîtront les applaudissements à la fin des œuvres, comme forme d’extériorisation des émotions. Le sociologue David Ledent écrit : « Le concert “moderne” est fondamentalement basé sur deux temporalités, celle de l’exécution de l’œuvre au cours de laquelle l’auditeur s’isole sur lui-même, s’immobilise et rationalise son comportement pour rendre possible la contemplation, et celle de l’extériorisation des émotions selon un rituel précis[2]. » Ce dispositif a ainsi progressivement placé l’écoute au cœur de l’expérience musicale et c’est ce rituel qui perdure encore aujourd’hui dans nos salles de concert de musique classique.

Du côté des musiciens – et bien qu’il existe évidemment différents genres de pratiques musicales –, le concert est considéré aujourd’hui comme la forme ultime de l’activité artistique. Comme l’affirme le sociologue Samuel Chagnard, dans les discours des musiciens, « faire de la musique » passe essentiellement par le concert – à tel point que Chagnard constate chez ses enquêtés une difficulté à nommer les pratiques musicales en dehors de la comparaison à l’activité scénique[3]. La pratique publique visible et clairement définie que constitue le concert est valorisée au détriment d’autres activités, souvent considérées comme moins légitimes, telles que la pratique pour soi, pour les amis ou pour la famille. Dans cette perspective, la définition du musicien passe essentiellement par la performance scénique et nécessite la présence d’un public. Reprenant la terminologie de Bernard Lahire, Chagnard propose de considérer le concert comme une « pratique-écran » en regard des pratiques privées/domestiques qui ne visent pas la présentation publique[4].

En dehors des enjeux financiers pour le musicien, que se passe-t-il lorsque cette « pratique-écran » disparaît ? Comment un musicien peut-il continuer à se définir en tant que musicien alors que ce qui fonde son identité sociale n’existe plus ? Comment les notions de public et d’écoute sont-elles reconfigurées à travers la pandémie ? Ces questions traversent de part en part l’initiative des Hauskonzerte du pianiste Igor Levit, donnés tous les soirs sur Twitter depuis le début du confinement.

« Citoyen, Européen, pianiste » : c’est ce qu’on peut lire en exergue sur le site Internet d’Igor Levit. Sur son compte Twitter s’affiche une bannière avec inscrit en grand : « No Fear ». Basé en Allemagne, Igor Levit, 33 ans, est un pianiste de renommée internationale. Connu pour l’intrépidité et l’intensité de son jeu pianistique, pour ses expérimentations artistiques autour de l’expérience du concert traditionnel (avec l’artiste Marina Abramovic), il l’est aussi pour son engagement politique en tant qu’artiste et musicien. Le New York Times l’a décrit comme « le pianiste de la résistance ». Ses prises de position publiques contre l’extrême droite lui ont valu des menaces de mort en novembre dernier.

C’est aussi de manière politique qu’Igor Levit introduit ses concerts initiés au tout début du confinement, qu’il filme depuis sa maison et retransmet en direct sur Twitter. Il y parle des conséquences du confinement, pour lui et ses collègues, à savoir la disparition soudaine et complète des performances rémunérées. Il met plus fondamentalement l’accent sur ce que peut signifier pour les musiciens l’impossibilité de se produire en public, qui fonde l’essence même de leur métier. La question qui traverse de manière récurrente ses interventions publiques est la suivante : comment l’art survivra-t-il à cette crise ? Pour lui, la perte n’est pas seulement financière : « Vous pouvez bien sûr toujours dire que vous faites de la musique pour vous-même. D’une certaine manière, c’est vrai. Mais le noyau est perdu : l’expérience commune. Sans partage et sans unité, une impression musicale perd la moitié de sa valeur. »

Igor Levit se produira ainsi 52 fois sur Twitter, tous les soirs à 19h, jouant un répertoire allant de Beethoven, Bach et Schubert à Nina Simone, Scott Joplin ou Billy Joel. Son premier concert attire 300’000 personnes. Parmi beaucoup d’autres, je fais partie de son public virtuel, qui comptera ensuite entre 20’000 à 30’000 spectateurs formant chaque soir une communauté d’auditeurs autour de cette expérience esthétique et sensible à distance. Le réconfort, la consolation et le soin à travers la musique sont les mots d’ordre de ces performances, tant du point de vue du musicien que du public. Sur l’écran, on voit pleuvoir les messages de gratitude et de remerciements. Des cœurs de toutes les couleurs ne cessent de s’envoler vers le haut du téléphone. « Que ferons-nous lorsque l’épidémie sera terminée et qu’Igor repartira en tournée ? », demande un auditeur. Plusieurs personnes répondent : « Allez à ses concerts ! Achetez des billets ! » « Mais comment ferons-nous pour nous reconnaître dans la salle de spectacle ? » « Portons trois cœurs bleus. », suggère quelqu’un.

« Ihr Lieben », c’est la manière dont Igor Levit s’adresse à son public, soir après soir, transformant ce lien en une relation profondément affectueuse, intime, réparatrice. Il hésite, s’arrête, réfléchit lorsqu’il nous parle. Rien ne semble véritablement préparé. Ces éléments marquent une distance vis-à-vis d’une stratégie purement commerciale de promotion envers un public, comme on a pu le voir chez d’autres musiciens-star dont les vidéos et les discours sont parfaitement orchestrés et huilés. Ici, le matériel est rudimentaire, l’acoustique mauvaise, l’image vacillante. Mais l’émotion, elle, est là.

Le rituel du concert se brouille. Igor Levit joue pieds nus, en chaussettes ou en baskets. Nous écoutons en pyjama, sur notre lit ou en faisant la cuisine. Les émotions sont extériorisées, rendues visibles par et pour tout un chacun. Les journées passent, confinées, entre incertitudes, angoisses, peur de l’avenir mais aussi espoirs et moments de bonheur. Dans cet enchevêtrement d’émotions contradictoires, il y a une chose que je sais avec certitude : Igor Levit jouera pour nous tous les soirs à 19h. Cette pensée me réconforte et me rassure.

Il est rare de voir un musicien de renommée internationale porter à un tel degré de réflexivité son engagement et sa responsabilité envers son public. La sollicitude, le soin et la proximité qu’Igor Levit témoigne envers son public sont à mon sens inédits dans le milieu de la musique classique. Sa voix politique y fait figure d’exception. À l’instar de nombreux autres musiciens, Igor Levit a passé à travers les épreuves des concours. Il a remporté des prix internationaux. Formés et entraînés dès leur plus jeune âge, les petits musiciens entrent très tôt dans un système hautement compétitif leur inculquant discipline, obéissance et respect de l’autorité. Un système souvent abusif, au sein duquel les humiliations sont normalisées et intériorisées[5]. Un système qui ne favorise ni l’émergence de voix dissidentes, ni le bouleversement de normes et valeurs conservatrices. Face à la crise de santé publique et l’écroulement probable du marché des concerts, la musique classique a plus que jamais besoin d’un souffle de révolution.

Miriam Odoni, sociologue, Université de Neuchâtel


[1] Weber, William (2010), « Le savant et le général. Les goûts musicaux en France au XVIIIe siècle », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 181-182, p. 26.

[2] Ledent, David (2009), « L’institutionnalisation des concerts publics. Enjeux politiques et esthétiques », Appareil [En ligne], 3, p. 8. Consulté le 29 mai 2020, à partir de ce lien.

[3] Chagnard, Samuel (2017), « La pratique publique comme pratique-écran en conservatoire », In F. Joliat, A. Gusewell & P. Terrien (dir.) (2017). Les identités des professeurs de musique, Sampzon, Éditions Delatour France,Musique/Pédagogie, pp. 49-62.

[4] Ibid.

[5] Bull, Anna (2019), Class, Control, and Classical Music, Oxford : Oxford University Press.