« Il est probable que le pouvoir politique traditionnel reprendra la main, une fois terminée la pandémie de Covid-19, en se fondant sur les raisonnements économiques, les statistiques et les expertises auxquels il est habitué. Entre-temps, nous aurons collectivement vécu, face à la crise et dans l’urgence, un “moment foucaldien.” » Annie Cot (2020). « Quand Michel Foucault décrivait “l’étatisation du biologique” ». Le Monde. Article disponible ici. |
Depuis le début de la pandémie il nous a été donné à lire, ici et là, et pas seulement sous la plume de spécialistes en sciences humaines et sociales, que la gestion gouvernementale de la crise de covid-19 procède d’une « biopolitique du coronavirus », que la crise se double d’une « épidémie de contrôle social », autrement dit, que lorsque la crise sera terminée, nous réaliserons avoir vécu un moment foucaldien».
Pour Michel Foucault, la « biopolitique » désigne la transition historique d’un mode de gouvernance à un autre. Au pouvoir monarchique « de faire mourir et de laisser vivre » – le roi peut manifester son pouvoir en exécutant ou torturant ses sujets, mais ne s’immisce pas dans leur vie – succède, au XIXe siècle, le pouvoir « de faire vivre et de laisser mourir » des gouvernances libérales[1]. L’objet de la gouvernance biopolitique n’est dès lors plus un sujet, mais la population en son entier qui, parce qu’elle est appréhendée comme un phénomène biologique, s’avère contrôlable au moyen des technologies de surveillance épidémiologique et biostatistique. À cet égard, il semble que nous vivions effectivement un «moment foucaldien». Plus le coronavirus se propage, plus la surveillance des populations devient patente : « il ne saurait y avoir, nous dit Foucault, de médecine des épidémies que doublée d’une police »[2].
Cependant, les réactions contre la gestion politique de la crise, en particulier en France, semblent révéler quelque chose qui excède la biopolitique, quelque chose que les humanités médicales devraient sans doute cerner, notamment afin d’imaginer l’après-covid.
Les Français ont particulièrement critiqué l’impréparation du gouvernement, les bricolages et les plans de communication maladroits mis en place afin de pallier le manque de réactivité avéré de l’État. Les experts se sont adonnés à des «biopolitiques comparées», confrontant les différents plans nationaux de gestion de la crise pandémique. La Corée du Sud, Taiwan, le Portugal et l’Allemagne, entre autres, ont agi rapidement, encouragé le port de masques et procédé à des diagnostics sérologiques massifs pour détecter et confiner uniquement les individus contagieux. Pendant ce temps, le gouvernement français dissertait sur l’utilité des masques. En définitive, des collectifs citoyens, des associations de victimes de la Covid-19 en particulier, se sont formés, invitant les Français à poursuivre en justice le gouvernement pour avoir, comparativement à d’autres pays, mis en danger la vie d’autrui[3].
S’il ne fait aucun doute que la surveillance et le contrôle menacent potentiellement les libertés publiques, dans les premières semaines de crise, la pandémie a surtout mis en lumière les limites de l’infrastructure sanitaire française fragilisée par l’effondrement progressif des protections sociales affaiblies par plusieurs décennies de politiques d’austérité. Et de fait, pour le grand public, il semble que la veille épidémiologique (mesurer, contrôler, surveiller, normaliser l’état de santé de la population) évoque moins un risque de dérive autoritaire ou de limitation des libertés publiques. Dans le contexte pandémique, elle apparaît surtout comme le corollaire de la protection sociale et le signe palpable d’un souci véritable des gouvernants pour la santé des gouvernés. Comment comprendre dès lors, en termes foucaldiens, les critiques citoyennes et les actions en justice contre le gouvernement ? À notre avis, elles ne révèlent pas vraiment une remise en cause des technologies de gouvernance biopolitique ni du risque de dérive autoritaire. Le désœuvrement des citoyens s’attendant à ce que leur intégrité biologique soit protégée s’est transformé en une dénonciation des défaillances biopolitiques de l’État Sous cet angle, le moment covid-19 est-il pleinement « foucaldien » ? La référence à Foucault ne relève-t-elle pas d’une forme d’anachronisme critique ?
Foucault introduit le concept de biopolitique en 1974, mais il en pose déjà les jalons dans La Naissance de la clinique (1963). Trois ans auparavant, Thomas Szasz avait soutenu la thèse selon laquelle les maladies mentales ne sont pas des maladies, au sens usuel accordé aux maladies somatiques, mais des catégories exprimant la réprobation sociale de certains comportements. Les années 1960 voient ainsi prospérer un mouvement inédit de remise en cause radicale des institutions en général, socio-sanitaires en particulier, catalysé par les évènements de 1968. Les institutions médicales dans leur ensemble, et non plus seulement la psychiatrie, deviennent une cible privilégiée de la critique.
Au milieu des années 1970, les analyses critiques du contrôle social que la médecine exercerait via la médicalisation croissante des conduites font florès. Dans un livre fameux paru en 1975, Némésis médicale[4], Ivan Illich dénonce les effets aliénants et iatrogènes d’une médecine devenue omniprésente. L’année suivante, Thomas McKeown, professeur de médecine sociale britannique, publie The Role of Medicine. Dream, Mirage, or Nemesis[5]. L’ouvrage est accueilli comme un complément au livre d’Illich. Biostatistiques à l’appui, McKeown y soutient que c’est l’amélioration des conditions de vie accompagnant le développement économique des sociétés industrialisées, et non la médecine clinique, ou les chimiothérapies, qui ont permis l’éradication des maladies infectieuses, la diminution de la mortalité infantile et la croissance démographique. Bref, au terme des années 1970, il est de bon ton et, somme toute, justifié de considérer la médecine comme une instance de contrôle politique scientifiquement inefficace, voire iatrogène. Dans ce contexte, la notion de biopolitique ne décrit plus seulement un mode de gouvernance. À ce premier sens, descriptif, s’ajoute désormais une dimension axiologique : la biopolitique symbolise désormais le risque de réduction des libertés individuelles sous couvert du contrôle sanitaire des populations.
Or, la critique qui se développe en période de crise pandémique opère un renversement : la dénonciation des stratégies de contrôle biopolitique et de leurs dérives liberticides potentielles est pondérée, voire supplantée par les attentes citoyennes de protection sanitaire perçues comme d’autant plus précieuses que les bienfaits directs de la protection sociale font défaut. Cette mutation du regard critique gagne aussi les milieux universitaires. Dans un article récent, Bruno Latour affirme même que le covid-19 nous place sur une ligne de crête révolutionnaire : alors que certains y voient l’occasion d’imaginer un monde nouveau, moins inégalitaire et plus écologique, les «globalisateurs», ceux qui ont par ailleurs intérêt à nier les preuves du changement climatique, y voient une occasion rêvée «de se débarrasser du reste de l’État-providence, du filet de sécurité pour les plus pauvres, de ce qui reste des réglementations contre la pollution, et, plus cyniquement, de se débarrasser de tous ces surnuméraires qui encombrent la planète»[6].
C’est parce qu’il relaye la fronde populaire et ce, sans mobiliser Foucault, que Latour parvient à penser au-delà de l’orthodoxie foucaldienne. Or il nous parait justement intéressant d’interpréter ses propos en termes foucaldiens pour mieux comprendre le renversement critique à l’œuvre dans ce moment de crise pandémique. La critique de la défaillance biopolitique de l’État à établir son pouvoir «de faire vivre et de laisser mourir», adossée chez Latour à la destruction planifiée de l’État-providence, annonce-t-elle la résurgence de cette forme de gouvernance que Foucault identifiait au pouvoir féodal de «faire mourir et de laisser vivre» ? Au contraire, il nous semble que lorsque Latour relaie et étaie les critiques populaires contre les défaillances du gouvernement français, il pointe un mode de gouvernance que nous devrions qualifier, en raison de son désintérêt pour la vie de ses administrés, de post-biopolitique. Dans le monde des «globalisateurs» que redoute Latour, il ne s’agit plus de «faire mourir et de laisser vivre», ni de «faire vivre et de laisser mourir». Cette combinatoire cède tout bonnement sa place à la libéralisation de la vie, soit à un «laisser-faire» sanitaire dont les tenants et aboutissants socioéconomiques restent à analyser.
Autrement dit, il faut lire dans ce retournement radical de la critique adressée à l’État – qui signe le passage de la critique du pouvoir biopolitique de l’État à la critique de sa défaillance biopolitique – une nécessité de déplacer le modèle foucaldien. Plus précisément, la crise de la covid-19 nous mène à des interrogations qui débordent le foucaldisme, ou tout du moins qui nécessitent de l’adapter : les stratégies sanitaires allemandes ou coréennes s’inscrivent-elles dans une (véritable) stratégie biopolitique ou dans d’autres formes de biopolitiques ? S’il existe des options biopolitiques, est-ce que cela signifie qu’il sera possible de les classer, rétrospectivement, en recoupant les statistiques biologiques, de genre, ethno/raciales et socio-économiques ? Quelles valeurs éthiques et/ou de justice sociale seront mobilisées afin de classer les nations en fonction de leur gestion biopolitique, en particulier pour les populations les plus vulnérables ?
Ce retournement critique soulève également des interrogations quant au « monde d’après ». La globalisation nous amène-t-elle, comme le suggère notre lecture de Latour, à des gouvernances post- ou anti-biopolitiques pour lesquelles la vie n’est plus un objet politique ? Quel sera le statut de la vie dans ces nouveaux modes de gouvernance ? La vie des plus vulnérables sera-t-elle tout aussi précieuse que celle des plus privilégiés ? Des luttes biopolitiques vont-elles émerger ? Auront-elles pour but d’abolir la biopolitique, de la sauver, ou de promouvoir ce que Didier Fassin nomme des « autres politiques de la vie »[7] ?
Plus généralement, la crise met en évidence un « tropisme foucaldien » prêt à surgir dès que pointent les enjeux sociopolitiques de la médecine. Nous sommes en droit de considérer que les différents modèles critiques mobilisables en sciences humaines et sociales sont plus ou moins aptes à rendre intelligibles certaines logiques sociales. Si c’est bien le cas, alors ce n’est pas se payer de mots, mais bien au contraire choisir d’appréhender plus précisément les enjeux de la crise actuelle, que d’affirmer que nous vivons moins un moment foucaldien qu’un authentique moment post-foucaldien.
Mathieu Arminjon, Historien et philosophe de la médecine et du soin Haute école de sante Vaud (HESAV), Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO)
Régis Marion-Veyron, Médecin adjoint, Psychiatrie de liaison, Unisanté et CHUV
[1] Foucault, Michel (1997 [1976]). Il faut défendre la société. Cours au Collège de France. Paris : Gallimard, p. 214.
[2] Foucault, Michel. (1994 [1963]). Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical. Paris : Presses Universitaires de France, p. 25.
[3] Voir par exemple le site de l’Association Française des Victimes, Malades et Impactés du Coronavirus – Covid 19.
[4] Illich, Ivan (1982 [1975]). Medical Nemesis: The Expropriation of Health. Londres : Calder & Boyars.
[5] McKeown, Thomas (1976). The Role of Medicine. Dream, Mirage, or Nemesis. Londres : Nuffield Provincial Hospitals Trust.
[6] Bruno Latour (2020). « Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise. » AOC média – Analyse, Opinion, Critique. Disponible ici.
[7] Fassin, Didier (2009). « Another Politics of Life Is Possible. » Theory, Culture & Society, 26(5), pp. 44–60.