L’imaginaire ne peut être confondu avec le réel, ni lui être opposé. L’imaginaire se nourrit de faits et de fictions ; il a les pieds sur terre et la tête dans les étoiles. L’imaginaire ou les imaginaires offrent un cadre à la pensée et des points de chute pour faire sens du monde dans lequel nous vivons. Peut-être plus important encore, et l’exemple de la COVID-19 est éloquent à ce propos, l’imaginaire est ce qui nous permet de nous projeter dans le réel pour (tenter d’)y faire advenir ce que nous sommes en mesure d’imaginer.
En me basant sur plusieurs textes de Frédéric Keck, anthropologue spécialiste des zoonoses[1], je propose ici une relecture plus personnelle de ce qui m’est apparu comme relevant de plusieurs imaginaires associés au coronavirus : l’imaginaire apocalyptique, l’imaginaire écologique, l’imaginaire martial, l’imaginaire cynégétique (relatif à la chasse), l’imaginaire pastoral et les imaginaires populaires et scientifiques.
L’imaginaire apocalyptique du COVID-19
COVID-19 en 2020, Ebola en 2014, SARS en 2003, le MERS de la péninsule Arabique, la maladie de la vache folle, etc. Autant de nouveaux noms pour désigner de nouvelles menaces pour la santé et la survie de l’être humain à l’échelle de populations, voire de l’humanité tout entière. Derrière ces menaces, le spectre d’agents pathogènes invisibles et issus d’un « saut inter-espèce » – species-jump ou spillover – dont le potentiel de destruction n’est rien moins que l’extinction de notre espèce ou un « effondrement de civilisation » pour ceux qui y survivraient[2].
L’infection humaine par cet agent pathogène invisible tiendrait à peu de chose : la rencontre entre un animal incubateur et un patient-zéro. Le film Contagion (Soderbergh 2011), par exemple, joue pleinement sur cet imaginaire qui charrie son lot d’angoisses et de peurs liées à la mort, mais aussi à l’extinction possible de l’Humanité. Le fantôme de ladite « grippe espagnole » de 1918, qui emporta avec elle entre 50 et 100 millions de personnes, vient fréquemment hanter l’imaginaire apocalyptique que peut réveiller la COVID-19.
Un nouvel imaginaire écologique ?
Si les représentations des zoonoses telles que les coronavirus sont associées à l’angoisse d’une potentielle extinction de notre espèce, elles dessinent également les pourtours d’un nouvel imaginaire écologique. Le modèle capitaliste sur lequel le monde contemporain s’est construit est fondé sur l’exploitation maximale des ressources naturelles, entraînant, entre autres phénomènes, la disparition de nombreuses espèces végétales et animales, et la surexploitation de certaines d’entre elles pour l’élevage intensif ou l’agriculture industrielle. En parallèle, la circulation des animaux – qu’il s’agisse de la migration d’animaux sauvages ou de chaînes alimentaires globales – augmente les risques de mutation virale susceptibles de passer les frontières inter-espèces[3]. Cette situation écologique globale pousse de nombreuses espèces animales à se rapprocher des activités humaines, du bétail, et crée ainsi les conditions idéales pour la dissémination de nouvelles zoonoses.
La COVID-19 met en lumière un nouvel imaginaire écologique, celui d’une « intimité menaçante »[4] où l’être humain n’est plus cet animal à part, cette « exception humaine »[5]. Il n’est plus cette espèce « hors-nature », cet animal « supérieur » ayant transformé la « nature » en matière inerte toute disposée à l’exploitation. L’épidémie fait voir, à l’inverse, une nature « vengeresse » qui ne fait pas de différence entre une chauve-souris, un pangolin et un être humain et qui serait prête à les décimer sans discrimination. L’Homme avec un grand H se voit contraint d’abandonner la majuscule pour se penser, dorénavant, comme une espèce parmi d’autres, une espèce dont le destin est étroitement relié à celui des autres.
Ces images nous disent aussi quelque chose d’un rapport entre les peuples, de la peur d’un Autre lointain devenu proche, et vecteur de mort. Les scènes de racisme envers les personnes d’origine asiatique dans les pays occidentaux au début de l’épidémie reflètent bien cet imaginaire « essentialiste », où c’est une population tout entière qui est désignée comme menace.
L’imaginaire de la guerre
Lors de son allocution télévisée du 16 mars 2020, le président Emmanuel Macron a fait entrer la pandémie de la COVID-19 dans l’imaginaire de la guerre. En déclarant solennellement et à six reprises «nous sommes en guerre», le président français s’est présenté en général de guerre mobilisant ses troupes pour affronter une situation inédite : le confinement de l’ensemble de la population française pour une période indéfinie. L’évocation de la guerre, qui plus est contre un ennemi «invisible, insaisissable», n’est pas sans rappeler les attentats qui frappèrent la France quelques années auparavant. Qu’il s’agisse de cellules terroristes prêtes à commettre le pire ou d’un virus potentiellement dangereux, le danger est désormais intra-muros, s’invitant jusque dans les domiciles.
L’imaginaire de la guerre, dans un tel contexte, permet de sonner le rassemblement d’une nation tout en désignant l’homme à suivre pour faire face à l’ennemi commun. Il sonne aussi le glas de nombreuses libertés individuelles. En temps de guerre, les options sont : défendre la nation, rejoindre l’ennemi ou déserter. Mais lorsque l’ennemi est partout et qu’il ne fait pas de différence entre ses victimes, quels sacrifices est-on disposé à accepter pour le combattre ?
L’un des sacrifices que beaucoup semblent prêts à faire, au nom de la sécurité, est la liberté et le droit de mener une vie privée qui échappe à la surveillance de l’État. Via les smartphones, notamment, la technologie permet aujourd’hui de surveiller la quasi-totalité d’une population. L’historien Yuval Noah Harari rappelle dans un article du Financial Times (20/03/2020) que la Chine ainsi qu’Israël ont effectivement fait usage de la technologie habituellement réservée à la « guerre contre le terrorisme » (tiens donc…) pour suivre les personnes potentiellement infectées par le coronavirus. La France semble elle aussi disposée à y avoir recours, sur une base volontaire. Or, l’histoire nous enseigne que les décisions prises en temps de crise pour faire face à une menace immédiate ont la fâcheuse tendance à perdurer bien au-delà de la crise, voire à être institutionnalisées au cœur de nos vies. L’imaginaire de la guerre nous prépare au déploiement potentiel d’une « surveillance totalitaire », qu’il est seul à pouvoir justifier. C’est pourquoi nous lui préférons l’empowerment du citoyen[6], qui ne peut voir le jour que dans d’autres imaginaires, comme nous allons le voir.
Tensions entre imaginaires cynégétique et pastoral
Deux autres imaginaires mobilisés pour penser la réponse à la crise sanitaire de la COVID-19, l’imaginaire cynégétique et l’imaginaire pastoral, peuvent être examinés ensemble. Leur articulation permet, me semble-t-il, de mieux comprendre pourquoi certains pays asiatiques comme la Chine et la Corée du Sud sont aujourd’hui mieux préparés pour combattre une pandémie comme le COVID-19, et pourquoi les pays occidentaux ont été pris de surprise et se sont retrouvés désemparés pour y faire face.
La Chine est connue pour être un « épicentre de la grippe » due à son écologie particulière qui connecte des animaux sauvages, des volailles, des porcs et des humains[7]. Étant donné cette forte promiscuité inter-espèce et les risques qu’elle engendre pour ladite « Santé Globale », elle est aussi un des principaux protagonistes d’un vaste programme de recherche intitulé « One World, One Health ». Ce programme est construit à partir de la collaboration de toute une série d’acteurs, parmi lesquels des environnementalistes, des vétérinaires, des médecins, des biologistes ou encore des chercheurs en sciences sociales pour faire face au danger que représentent les épidémies modernes. Depuis l’expérience du SRAS en 2003, le gouvernement chinois a ainsi «massivement investi dans les centres de génomique et la constitution de banques de données», dotant notamment l’Université de Hong-Kong de moyens importants pour le développement d’un programme de bio-informatique au service de la virologie. Ce qui fait la force et l’originalité du pôle de recherche hong-kongais, comme le signale Frédéric Keck, c’est l’alliance surprenante des «chasseurs de virus» avec les observateurs d’oiseaux sauvages, une pratique populaire en Chine, qui permet le recoupement et la comparaison entre des données réelles produites par les birdwatchers et les données virtuelles produites par la bio-informatique[8]. Etant donné sa situation et les alliances singulières qu’elle a su sceller pour littéralement suivre à la trace les mutations de virus et leur porteurs potentiels, Hong-Kong peut ainsi jouer le rôle de «sentinelle» dans l’émergence de nouvelles pandémies.
L’imaginaire pastoral renvoie plus directement aux modèles de santé publique que nous, Occidentaux, connaissons et adoptons face aux épidémies : en bons bergers, les États – ou les pouvoirs en place – visent à protéger les populations des dangers venant de l’extérieur. En cas de pandémie, la fermeture des aéroports relève de cette logique de protection contre une menace venant d’ailleurs. Mais une fois le loup dans la bergerie, ce sont des mesures plus extrêmes, tel le confinement à l’échelle d’une population, qui s’imposent pour freiner la contagion. L’imaginaire pastoral n’est pas sans susciter, lui aussi, sa dose d’anxiété lorsqu’il donne à voir les images d’abattage d’animaux en masse, comme ce fut le cas pour la maladie de la vache folle ou la grippe aviaire. Il est plus effrayant encore lorsque Jair Bolsonaro, président du Brésil, affirme consentir au sacrifice d’une partie de sa population au nom du maintien de l’économie du pays. En France, la controverse autour de la nécessité ou non d’un confinement dans le cadre de la COVID-19, cristallisée dans certains propos tenus par le professeur Didier Raoult, peut être perçue comme une mise en tension entre les imaginaires cynégétique et pastoral de l’épidémie. D’un côté, un « chasseur de virus » préconisant le dépistage massif et, de l’autre, un gouvernement pris de surprise par une pandémie pour laquelle il n’était nullement préparé. Dépister (imaginaire cynégétique) ou confiner (imaginaire pastoral) ? La réponse réside certainement dans un jeu subtil entre ces deux options en fonction des situations rencontrées.
Au-delà de l’imaginaire médical…
Imaginer, penser et agir face à la menace d’une pandémie fait désormais partie de l’imaginaire populaire de plusieurs pays asiatiques. Les imaginaires écologiques, cynégétique et pastoral permettent « d’atténuer le caractère catastrophique de l’annonce d’une pandémie de grippe aviaire, pour l’inscrire dans les changements des relations entre les humains et leur environnement »[9]. Les techniques de prévention comme les animaux « sentinelles », la constitution de stocks de médicaments et de matériel médical nécessaires en cas d’épidémie ou encore les techniques de préparation telles que les exercices de simulation participent, elles aussi, à une meilleure préparation des populations asiatiques[10]. A contrario, l’imaginaire populaire qui permet à de nombreux pays occidentaux de rendre compte et de faire face à la pandémie du COVID-19 repose essentiellement sur l’imaginaire médical, qui tend à réduire la complexité des interactions entre les hommes et les animaux à un «corpus de savoir proto-hygiénique»[11]. Ces connaissances produisent à leur tour des «configurations de prophéties pandémiques»[12], transformant certains lieux géographiques, voire certaines populations, en foyers potentiels de transmission ou d’origine pour les pandémies à venir. Sur ce point, imaginaires populaires et imaginaires scientifiques se rejoignent, comme le montrent les films apocalyptiques tels Contagion (Soderbergh 2011), 28 Days Later (Boyle 2002) and Rise of the Planet of the Apes (Wyatt 2011), où les animaux sont perçus comme les incubateurs et épandeurs des maladies précipitant l’humanité vers son extinction et les sociétés vers leur effondrement.
La COVID-19 vient cependant interroger cet imaginaire populaire scientifico-apocalyptique en soulignant la nécessité de mieux se préparer à ce type de scénarios. Or, pour le moment, nous manquons d’une culture imaginative des pandémies. Il nous faut l’élaborer de manière à rendre lisibles, intelligibles, et par conséquent imaginables, «les réseaux complexes de causalité entre les humains et les animaux» dans ce nouveau terrain de jeu des pathogènes, qui est désormais planétaire. Lorsque la réalité déborde les cadres de la pensée, nous sommes comme amputés de notre capacité à agir, immobilisés par l’absence de prise imaginative sur le réel. Les débats et controverses auxquels nous assistons reflètent non seulement des imaginaires scientifiques dissonants, mais aussi, en toile de fond, des imaginaires ontologiques redessinant une carte du monde où les relations entre humains et animaux se doivent d’être profondément ré-imaginées.
Arnaud Halloy, anthropologue, Université Côte d’Azur
[1] On parle de « zoonoses » pour désigner les maladies infectieuses ou parasitaires transmissibles de l’animal à l’homme.
[2] Keck, F. (2018). « Avian preparedness: simulations of bird diseases and reverse scenarios of extinction in Hong Kong, Taiwan, and Singapore », J R Anthropol Inst, 24, pp. 330-347.
[3] Keck (2018), op. cit.
[4] Porter (2013), p. 137, cité dans Keck, F. & Lynteris, C. (2018). « Zoonosis Prospects and challenges for medical anthropology », Medicine Anthropology Theory 5 (3), p. 8.
[5] Schaeffer, J.M. (2007). La fin de l’exception humaine, Paris : Gallimard.
[6] Faure, S., Halloy, A., Karcher, B., Flora, L., Colazzo, G., Barbaroux, A., Balez, E. & Bonardi, C. (2020). « Polyphonies sur les enjeux du partenariat patient au temps du COVID-19 », Revue de neuropsychologie, édition spéciale, Mai 2020.
[7] Keck (2018), op. cit.
[8] En effet, La Société des Observateurs d’Oiseaux de Hong Kong, particulièrement dynamique, tient à jour une base de données de l’ensemble des espèces observées quotidiennement au sein de la réserve ornithologique de Mo Pai, et ce depuis 50 ans.
[9] Keck, F. (2013). « Compter les virus, observer les oiseaux : Des bases de données pour la grippe aviaire ». Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 7, 4(4), pp. 857-883.
[10] Keck (2018), op. cit.
[11] Keck & Lyteris (2018), op. cit.
[12] Keck & Lyteris (2018), op. cit.