La Faculté de Lettres classiques à Oxford et le problème de l’examen à distance. Quelques questions plus fondamentales sur les vies confinées et « cadrées »

« Classics students sitting their virtual finals at Oxford University are furious with professors’ plans to inspect their rooms and monitor them over webcam during the exam. They wrote to the faculty after it issued proposals to invigilate certain exams using Microsoft Teams, a messaging and video platform, last month, saying that it was inappropriate and “highly intrusive” and asking for clarification on how they would be examined. Last week, however, the university confirmed that the exams, starting this Friday, would go ahead with a “camera sweep of the room”… The classics faculty has suggested that, before sitting the exam, the student will have to swing the camera around the room to show they are alone, and that there are no cheating aids on the walls or desk. Unlike other exams that are open-book, certain Latin and Greek papers must be invigilated because they involve translation of set texts, which are often readily available. »

Pravina Rudra, extrait d’article du journal The Sunday Times, 25 mai 2020, disponible ici.

1. Téléprésence, cadre vidéo et contrôle

Erving Goffman considérait que pour toute activité humaine, les personnes ont des corps et sont situées et que, de ce fait, des portions de l’environnement ne leur sont pas accessibles perceptivement. Toute situation présente donc pour chaque participant des « frontières perceptives [evidential boundaries] »[1]. Celles-ci ne doivent pas être pensées seulement comme des limitations ou des contraintes, mais également comme des ressources. Elles permettent en effet aux acteurs d’effectuer certaines actions hors du regard des autres, parfois de manière stratégique : Goffman parle alors d’un « canal de dissimulation ». Cette notion de canal a une dimension phénoménologique. Les ressources que les frontières perceptives nous offrent pour échapper à la publicité des regards ne sont pas quelque chose que nous découvrons en examinant de manière soigneuse et délibérée les potentialités d’une situation donnée ; elles habitent de l’intérieur notre expérience même de la situation. Si assis dans une réunion mon téléphone me notifie un message, c’est sans réfléchir que je le prends et le mets sur mes genoux pour le consulter sous la table, d’une manière qui place l’écran hors du regard d’autrui. La frontière perceptive correspondante est comme « disponible-à-la-main » dans le cours de l’expérience ordinaire pour paraphraser la formule de Heidegger.

Ce que vient nous rappeler la démarche de l’Université d’Oxford (et ce rappel est d’autant plus important que les usages de la téléprésence se multiplient avec les politiques de distanciation sociale liées à la crise du coronavirus), c’est que ces situations de téléprésence présentent toutes une telle frontière perceptive : le cadre de l’image vidéo produite par la caméra. Cette frontière perceptive particulière est même constitutive de la vie en téléprésence. Les vies confinées sont des vies cadrées. De ce fait, inévitablement, le hors champ constitue une ressource potentielle. Or dans des situations institutionnelles où le contrôle de ce qui se passe constitue un enjeu crucial des activités, la réalisation des activités à distance est vulnérable à une exploitation stratégique du cadre et du hors cadre, et requiert des procédures particulières pour s’en prémunir. Par exemple, dès les premiers usages de la visio-conférence pour des audiences à distance en France au début des années 2000, il avait été préconisé dans les textes conçus pour permettre ce genre de procédure qu’il y ait deux greffiers pour ces audiences, un sur chaque site, et qui rédigent chacun un rapport d’audience[2].  Cette procédure, qui vise à garantir la légitimité de l’audience en doublant le personnel judiciaire, déjà trop coûteuse pour la justice française qui l’a ultérieurement abandonnée, serait bien sûr totalement inadaptée dans le cas d’examens universitaires. Confrontée au même problème du contrôle d’une activité institutionnelle, la faculté de lettres classiques d’Oxford opte pour une procédure apparemment beaucoup simple, un scan préalable de la pièce où se trouve l’étudiant à qui l’on demande de traduire un texte classique. Déjà on voit mal en quoi cette procédure suffirait comme garantie (il est facile d’imaginer de multiples moyens de dissimuler une traduction clandestine, voire même un comparse qui échapperait à un scan rapide de la pièce avec la caméra). Mais ce qui est sans doute le plus intéressant dans cette démarche, c’est la réaction des étudiants, assez vive pour que la presse grand public s’en fasse l’écho.

2. L’examen à distance : espace privé, impersonnalité bureaucratique et épreuve du regard d’autrui

Le même article rapporte en effet des réponses indignées de la part des examinés potentiels :

« Joseph Lord, 22, who is also taking his first webcam-invigilated classics exam next Friday, said: “Do you really want to be showing a stranger your bedroom?” »

« Another student, who asked to remain anonymous, said: “As a student from a disadvantaged background, it is extremely uncomfortable and embarrassing to know that my tutors will have a view into my personal home circumstances — which are atypical to those of a regular Oxford student.” »

L’examen scolaire et universitaire incarne le versant positif du phénomène bureaucratique : l’exigence de procédures standardisées et impersonnelles, garantissant l’égalité de traitement des personnes concernées. De ce fait, avec des variantes procédurales, il est en général attendu que les travaux soient évalués de manière anonyme et par des inconnus. Ce qui gêne ici les étudiants, c’est qu’un scan de la pièce où ils se trouvent dans le but de limiter la triche dévoilerait leur espace privé voire intime (si par exemple ils travaillent de leur chambre) au regard des inconnus. Or la distinction entre espace public et espace privé repose précisément là-dessus. L’espace public est le lieu où l’on est susceptible de côtoyer et de rencontrer des étrangers, l’espace privé étant en revanche celui qui est préservé de ce type de présence et de regard, la mise en œuvre de cette distinction dans les espaces habités faisant partie du « procès de civilisation »[3]. Ce que viennent souligner ici en plus les étudiants, c’est la force morale et normative du regard d’autrui. Le balayage de la caméra au début de l’examen ouvre l’espace privé des étudiants au regard de quelqu’un qui dans cette situation vaut comme inconnu, ce statut étant encore renforcé par l’exigence d’impersonnalité qui traverse la situation d’examen. Il y a donc là ce que Goffman appelle une « offense territoriale » et c’est cette possibilité qui sous-tend la question indignée de la première citation : « Est-ce que vous voulez vraiment montrer votre chambre à un étranger ? ».

La seconde citation ci-dessus introduit une autre forme que peut prendre la vulnérabilité au regard d’autrui, qui tient à ce que l’on pourrait appeler la force catégorielle des regards. En effet, l’espace privé est aussi un espace familier, cette familiarité se manifestant par une impossibilité de vraiment distinguer l’arrangement des choses et les personnes[4]. Pensons par exemple au lit qui est encore marqué de l’empreinte du corps du dormeur. En ce sens le spectacle de l’espace privé, presque tout entier composé d’arrangements familiers, est « riche en inférences »[5] potentielles pour l’étranger qui le contemple, et en particulier en inférences catégorielles. Certes, des inférences catégorielles sont disponibles pour l’examinateur inconnu qui interroge oralement et en présence un étudiant, basées sur l’habillement, la posture, les objets qu’il porte avec lui, etc. Mais l’accès à l’espace privé accroît infiniment la vulnérabilité catégorielle des étudiants au regard des examinateurs. C’est bien ce qui inquiète cet étudiant d’origine populaire, soucieux de ce que cette appartenance sociale devienne particulièrement criante et incontournable pour l’examinateur qui parcourt sa chambre avec la caméra, auquel cas elle menacerait aussi l’équité même de la procédure d’examen et son impersonnalité.

Mais cette soudaine visibilité de l’espace privé ne tient pas seulement à la possibilité de balayer l’espace hors cadre avec la caméra ; elle est intrinsèque aux dispositifs de visioconférence. Elle se joue aussi dans le cadre vidéo lui-même, qui déborde nécessairement la personne et rend perceptible certains éléments de son environnement. Ceci explique pourquoi les télétravailleurs « préparent » leur cadre pour projeter certaines interprétations (on est là dans ce que Goffman appelait la « gestion des impressions », et qu’il mettait au cœur de sa théorie de l’interaction). Mais les dispositifs de visioconférence dont l’usage a explosé au moment du confinement apportent aussi des innovations très intéressantes.

3. Une affordance potentiellement dissimulatrice : le fond d’écran Zoom

Le développement et le succès de nouvelles applications comme Zoom a aussi apporté avec lui de nouvelles affordances. Parmi celles-ci, il y a la possibilité pour le participant à une téléréunion de choisir un fond d’écran (une photo, ou même une vidéo), qui remplacera pour les participants distants son environnement « réel ». Il apparaîtra alors comme une silhouette, presque toujours une « tête parlante » positionnée face à l’écran, se détachant du fond qu’il aura ainsi choisi. Cette affordance nouvelle peut être exploitée de plusieurs manières. C’est tout d’abord une ressource puissante pour contrôler le cadre, et éviter de rendre public l’environnement immédiat et familier du participant, remplacé par des images d’autres lieux ou même de n’importe quoi. Avec ce dispositif, s’il y a plusieurs personnes visibles, c’est en général celle qui est la plus proche de l’écran qui est favorisée. D’autres protagonistes pourront ainsi rester invisibles, à l’abri de ce fond d’écran numérique, ce qui est aussi susceptible de poser des problèmes en situation d’examen ou dans des contextes institutionnels. On peut imaginer ce que Goffman appelait des « fabrications », où un participant utilise ainsi une image de chambre ou de bureau qui n’est pas la sienne, pour cacher les ressources de son environnement véritable (ou simplement le rendre invisible), ou d’autres personnes. Cette affordance basée sur un fond d’écran numérique introduit ainsi de nouvelles frontières perceptives, et donc aussi de nouvelles possibilités d’exploitation stratégique de celles-ci.

Une conséquence plus subtile de ce type d’affordance est qu’elle transforme profondément le rapport de la personne à son environnement visible et la manière dont elle peut « apparaître ». Dans sa théorie écologique de la perception, J. J. Gibson décrivait deux modalités très différentes de l’apparaître, l’une graduelle, l’autre soudaine[6]. Dans la première modalité, les personnes apparaissent en devenant graduellement visibles (« coming into sight ») à mesure qu’elles se déplacent. Cette modalité d’apparition incorporée et graduelle est aussi vraie des environnements. Lorsque l’on effectue un balayage de la caméra en téléréunion, on dévoile progressivement son environnement immédiat de manière à rendre les alentours visibles aux autres participants. Ce mode de l’apparaître est directement lié à la corporéité (via la mobilité des corps ou des artefacts), et à la matérialité des environnements ordinaires, où la perception est interrompue par de multiples frontières (murs, portes, renfoncements, etc.). Même si nous ne voyons pas d’où viennent ceux qui apparaissent ainsi, il n’y a pas de coupure radicale. D’une part, nous pouvons nous-mêmes nous déplacer pour voir où étaient ceux qui nous sont ainsi apparus et, d’autre part, il n’y a pas lieu de supposer de discontinuité existentielle dans leur apparition. En revanche, dans la seconde modalité d’apparition, les êtres semblent se matérialiser hors de nulle part (« coming into existence »). C’est aussi bien la téléportation fictive des protagonistes de Star trek que l’image d’autrui qui surgit soudain lorsque la connexion vidéo s’établit au début d’une téléréunion, ou encore l’hologramme de l’homme politique qui se matérialise dans un meeting politique distribué entre plusieurs lieux. L’apparition est ici découplée du mouvement des corps, et elle renvoie à d’autres formes de discontinuité, à d’autres plans d’existence : l’entité qui apparaît pouvait, certes, exister auparavant mais sous une forme et dans un environnement qui nous sont plus radicalement inaccessibles.

Cette seconde modalité de l’apparition semble régulièrement mise en jeu par les dispositifs audiovisuels, et en particulier la visioconférence. Lorsque dans zoom le fond d’écran est artificiel, les effets de pixellisation font que la tête parlante du participant semble émerger de l’image, comme si elle se matérialisait ainsi à partir de nulle part. De ce fait l’environnement ordinaire et familier du participant n’est pas seulement caché, il est comme renvoyé à une forme d’inaccessibilité radicale, comme s’il était dans un autre plan d’existence. Et celui qui utilise ce genre de fond d’écran n’a d’ailleurs plus à contrôler son corps ou sa conduite pour limiter ce qu’il donne à voir ; il a délégué ce soin à la configuration socio-technique. Hannah Arendt parlait de l’espace public comme d’un « monde d’apparitions »[7]. L’on peut se demander, dès lors, que deviendrait l’espace public si, parmi les formes très différentes d’apparition, les technologies de communication à distance favorisent celles qui mettent en jeu les « venues à l’existence » ? Quelles formes spécifiques de pouvoir, de contrôle et de participation peuvent s’y déployer ? C’est sans doute ce que le développement des activités à distance va nous demander d’interroger.

Christian Licoppe, Télécom ParisTech, Université Paris-Saclay, CEMS/IMM, EHESS


[1] Goffman, E. (1974). Frame Analysis. An essay on the Organization of Experience. New York : Harper and Row.

[2] Dumoulin, L., & Licoppe, C. (2018). Les audiences à distance. Genèse et institutionnalisation d’une innovation dans la justice. Paris : L.G.D.J. Editions.

[3] Elias, N. (1973). La Civilisation des mœurs. Paris : Calmann-Lévy.

[4] Thévenot, L. (1994). « Le régime de familiarité. Des choses en personne ». Genèses, 17, pp. 72-101.

[5] Sacks, H. (1992). Lectures on conversation. Cambridge : Cambridge University Press.

[6] Gibson, J. J. (1986). The Ecological Approach to Visual Perception. Boston : Houghton Mifflin.

[7] Arendt H. (1961). Condition de l’homme moderne. Paris : Calmann-Lévy.