Texte traduit de l’espagnol par Mariano Fernández et révisé par Marine Kneubühler. La version originale est également disponible sur ce blog : “Individualismo y moral en tiempos de confinamiento en Argentina”.
Juin 2020. Depuis deux mois maintenant, la majeure partie du territoire argentin vit dans les conditions de ce que le gouvernement national a appelé un « isolement social préventif et obligatoire » (en espagnol, Aislamiento Social Preventivo y Obligatorio, souvent utilisé par son acronyme ASPO). Il s’agit de la réponse nationale à la pandémie. Nous ne sortons pas dans la rue, sauf pour effectuer des activités strictement nécessaires, tels que l’achat de nourriture ou de produits de première nécessité, – des produits que nous nettoyons avec de l’eau, de l’alcool ou de l’eau de javel, dès que nous arrivons à la maison. Lorsque nous sortons, le port du masque est obligatoire. Nous travaillons à domicile depuis nos ordinateurs, nous ne jouons plus au football, nous n’allons plus à la piscine, nous ne rendons plus visite à nos amis et nous n’allons plus sur les places publiques pour boire du maté.
Les mesures de confinement, prises le 20 mars par le Gouvernement National avec l’aval des gouverneurs, sont conformes à ce qui s’est passé dans certains pays de la région (Paraguay, Bolivie, Pérou, Colombie) mais elles diffèrent de ce qui a été décidé par d’autres pays voisins, comme le Chili, l’Uruguay et surtout le Brésil ; des pays qui, chacun à leur façon, ont évité le confinement. Probablement pour cette raison, ils ont parfois été présentés comme des contre-modèles positifs par des secteurs de l’opposition politique locaux qui mettent en cause les mesures prises en Argentine.
Après plusieurs jours de confinement, il m’est arrivé quelque chose d’étrange : bien qu’étant convaincu de faire ce qu’il fallait, je me sentais accablé et j’attendais avec enthousiasme que ce soit mon tour d’aller faire les courses. Cependant, dès que j’ai mis le pied dans la rue, j’ai ressenti un fort malaise. Ce malaise s’est traduit par un mélange d’angoisse – certainement due au fait que les rues étaient vides – et de colère à la vue de quelques personnes qui avaient l’air de se balader tranquillement. J’avais envie de leur crier : « Vous devriez être chez vous ! »
Pourquoi ai-je ressenti cette angoisse alors que mon désir de sortir pouvait être satisfait ? Parce que ce désir n’est pas un désir ressenti seul; nous désirons avec d’autres et une partie de ce désir consiste à vouloir être avec ces autres. Dans l’absolu, je veux que la rue soit pleine d’étrangers qui sortent de chez eux, sans qu’aucune règle ne soit enfreinte ou assouplie. Je veux rencontrer des gens, les saluer et même, parfois, les prendre dans mes bras.
Pourquoi alors ai-je ressenti de la colère en voyant des gens dans la rue ? Parce que je pense que le confinement est la meilleure solution, mais en même temps, il m’est impossible de savoir avec certitude si le reste de la société s’y conforme. Il y a une règle et je pense qu’elle doit être respectée, d’où ma colère de voir certains y déroger. Mais le respect de cette règle ne dépend pas seulement de la crainte d’une sanction par l’État, dont la portée est somme toute limitée par rapport à la rigidité que nous impose le confinement. Pour être suivie, la règle doit aussi être soutenue par la morale. Je ne connais moi-même personne qui ait été sanctionné par l’État pour ne pas avoir respecté le confinement. Par contre, j’en connais beaucoup qui ont respecté et respectent cette règle: tous mes proches.
Le désir de la norme
Nous ne pouvons pas réfléchir beaucoup plus loin sur notre appartenance individuelle à la société et sur notre impossibilité à être seul avec notre désir de sortir sans recourir au regard du sociologue Émile Durkheim. Pour Durkheim, la norme, si elle est de l’ordre de la coercition et de l’imposition, doit aussi être désirable. Ces deux dimensions, contrainte et désir, sont essentielles à la vie en société. Les deux doivent être présentes pour comprendre le confinement et la volonté de le respecter : nous ne pouvons pas vivre une telle expérience sans une certaine dose de désir de respecter la restriction, nous ne pouvons pas vivre en permanence avec le sentiment de contrainte.
Il est intéressant de voir que les questions que posait Durkheim en fondant la sociologie peuvent être maintenant les nôtres, plus d’un siècle après ses écrits. Loin d’être limitée à une période historique donnée, sa pensée est transversale et permet de réfléchir à tous les types de société, y compris l’étrange société que nous avons dû aménager en temps de pandémie.
Un des apports de Durkheim est d’avoir remis en question les principes mêmes de l’individualisme. En vérité, dit Durkheim, nous ne sommes jamais complètement seuls et même les comportements qui nous paraissent les plus individuels sont en fait sociaux. Ainsi, son étude des statistiques des taux de suicide dans différentes sociétés lui permet de montrer qu’il y a toujours plus d’un individu qui met fin à ses jours dans une période donnée[1]; il y a donc une influence sociale qui conditionne cette décision. En étendant cette idée à la situation actuelle et à l’injonction de confinement qui l’accompagne, on peut dire que nous ne sommes pas seuls à être isolés, ni seuls à désirer nous isoler.
C’est justement pour mieux comprendre ce désir des individus, qui est toujours social, que Durkheim propose de faire intervenir la notion de morale. Selon lui, « toute société est une société morale »[2] et c’est cette dimension qui fait tenir ensemble les exigences de la société et de l’État avec les sentiments des individus.
C’est en raison de la morale que nous ressentons de la colère en voyant les gens se promener dehors alors que nous savons que cela augmente les chances de propagation du virus. C’est aussi en raison de la morale que nous restons à la maison. Ce n’est pas simplement par crainte d’une sanction de l’État, par peur d’une dénonciation par des voisins vigilants, ou encore par simple peur du virus. Nous savons que la coercition de l’État ne suffirait pas à garantir le confinement. Il y a bien une limite à la force coercitive du slogan « Restez chez vous », énoncé par le gouvernement. Nous savons tous que ce slogan n’est utile et efficace que s’il est respecté par les individus qui composent la société.
En Argentine, les mesures de confinement ont été renouvelées et modifiées dans leur portée toutes les deux semaines. De façon intéressante, celui qui se chargeait de les expliquer fut le Président Alberto Fernández en personne, connu pour être également professeur en droit pénal. Dans ces discours télévisés, M. Fernández exposait des graphiques montrant comment la contagion avait été évitée grâce aux mesures prises et comment son évolution progressait à une vitesse de plus en plus réduite. Il montrait aussi des modèles mathématiques prédisant ce qui se serait passé si cette restriction n’avait pas été imposée. Ainsi, son message ne visait pas à menacer les citoyens d’une punition en cas de non respect des règles, mais bien plutôt à nous convaincre que nous étions en train de faire ce qu’il fallait. En fait, nous ne comprenions pas toujours très bien les détails de chaque nouvelle phase, mais l’esprit et le fondement de la règle qui devaient nous guider étaient, en revanche, très clairs. En ce sens, le chef de l’État est moins apparu comme le chef de l’institution qui a le monopole de la force que comme un leader qui oriente ses citoyens en vue de les aider à construire et maintenir une norme.
La morale comme ultime recours
On peut dire que nous avons été confrontés à la construction d’une norme en un temps record. Le décalage entre une nouvelle réalité et les normes héritées était une question qui préoccupait également Durkheim, car, pour lui, une transition brutale pouvait conduire à « l’anomie », c’est-à-dire à l’absence de normes communes. On peut même poser une hypothèse : si Durkheim pouvait voir ce qui se passe en Argentine, il serait surpris de la rapidité avec laquelle nous nous adaptons aux nouvelles normes. Pourtant, on verra que ce n’est pas si surprenant si on se réfère à la manière dont il articule la question des sociétés modernes individualistes avec la question de la morale.
Durkheim a beaucoup exploré la nature de la morale. Pour lui, contrairement à certains philosophes, une bonne morale ne pouvait pas être définie à partir des préceptes d’un penseur qui déciderait ce qui est bien et ce qui est mal. Faisant un pas sur la voie du relativisme, qui marquera ensuite durablement les sciences sociales, Durkheim considérait qu’une bonne morale est celle qui est capable de donner de la cohésion aux différentes parties d’un ensemble social de sorte que, les sociétés variant au cours de l’histoire, chacune aura sa propre « bonne morale ». De ce point de vue, la société moderne a dû élaborer une morale en accord avec le double processus de sécularisation et d’individualisation qui la caractérise. La question morale devait en effet être posée en de nouveaux termes pour comprendre comment une société basée sur des différences individuelles de plus en plus exacerbées ainsi que sur la division du travail social et la spécialisation des tâches pouvait tenir.
L’argument de Durkheim repose sur un axiome valable pour chaque société : le tout est plus grand que la somme de ses parties. Ainsi, contrairement au credo libéral, la société n’est pas et ne peut pas être une simple agglomération d’individus. Mais que faire alors du fait que la société moderne est synonyme d’expansion des sphères individuelles ? Comment concilier le collectif et l’individuel dans une société hyper-individualisée ?
Au cœur de la vision de la morale de Durkheim se loge le paradoxe de la société moderne qui, je pense, éclaire aussi notre expérience actuelle de la pandémie, cette dernière exacerbant chaque individu comme étant soi-disant seul et isolé. On l’a vu, pour Durkheim, la morale est éminemment sociale. Le défi moderne consistait alors à repenser les instances supra-individuelles d’antan en accord avec la laïcisation, ce qui excluait la redéfinition du social par l’Église, et avec l’individualisation de la société, ce qui rendait la tâche de l’État national très complexe. Ne pouvant compter ni sur l’Église ni sur l’État, une morale bien ajustée à la société moderne devait nécessairement reposer, dit Durkheim, sur « le culte de l’individu ». Ainsi, le processus d’individualisation n’était pas synonyme d’un triomphe de l’individu sur la société – comme les libéraux individualistes aimaient à le croire – mais au contraire un produit social, comme toute morale. C’est la société qui est, pour Durkheim, la source de toute morale et ce, pour la société moderne également : c’est donc elle qui contraint les individus à défendre une morale individualiste. D’où l’apparent paradoxe : nous sommes face à un type de morale dont la forme est sociale mais le contenu individuel. Il restait alors à se demander : une morale dont le contenu et la valeur sont uniquement centrés sur l’individu peut-elle être la base du lien entre les individus ?
S’il y a quelque chose que la pandémie a mis en évidence, du moins en Argentine, c’est l’absurdité du credo hyper-individualiste, incarné par des personnages qui, bien que marginaux, obtiennent un certain impact public dans les médias et les réseaux sociaux en prônant un paradis social où les réglementations étatiques et sociales auraient disparu. La pandémie nous a bien montré que, malgré un « culte de l’individu » très présent face à la crise, il n’y a pas de solutions individuelles. Ce sont les États qui doivent organiser les règles d’isolement et de distanciation sociale et c’est la société dans son ensemble qui doit veiller à leur respect.
Une bonne partie du monde, y compris les Argentins, semble vivre un paradoxe de même nature que celui que voyait Durkheim avec la division du travail social. Nous devons nous isoler en raison d’un mandat social ; nous devons nous isoler des autres pour éviter la contagion. À y regarder de plus près, c’est paradoxal mais cela ne remet pas en cause l’axiome de Durkheim; c’est en nous isolant chez nous que nous créons un lien social de protection mutuelle, c’est en coupant apparemment les liens avec nos proches , en particulier avec les personnes âgées, que nous les protégeons. Bref, nous prenons des mesures de confinement et de distanciation qui ont l’air individualistes, mais nous le faisons pour respecter un mandat collectif et une norme sociale.
Ni Durkheim ni personne d’autre ne pouvait prédire une telle situation, mais Durkheim a pu offrir quelques indices sur la façon de comprendre le phénomène. Le caractère exceptionnel de la pandémie nous met face à une situation inédite qui révèle les structures symboliques et morales qui nous permettent de vivre en société.
Santiago Cueto Rúa, Sociologue, Université Nationale de La Plata, Argentina.
[1] Durkheim, E. (1971 [1897]). El suicidio. Buenos Aires: Schapire. [Texte or. fr. : Durkheim, E. (1930 [1987]). Le suicide. Paris: Presses Universitaires de France.
[2] Durkheim, E. (1967 [1893]). De la división del trabajo social. Buenos Aires: Schapire. [Texte or. fr. : Durkheim, E. (2007 [1893]). De la division du travail social. Paris: Presses universitaires de France].