En voyage à deux pas de chez soi. Balade d’un touriste « clandestin » à Cusco

La célèbre Plaza de Armas de Cusco, photographiée par l’auteur durant son escapade « clandestine ».

Cusco, jeudi 21 mai 2020, 16h30. Depuis quelque temps, je ne parviens plus à me sortir une idée de la tête : me rendre dans le centre historique de la ville. Cela fait soixante-sept jours que je n’y ai pas mis les pieds. J’habite pourtant à quinze minutes de marche de la Plaza de Armas, la place principale de Cusco. Qosqo – « nombril du monde » en quechua – était la capitale de l’Empire inca. C’est aujourd’hui la capitale touristique du Pérou, qui reçoit « en temps normal » des milliers de touristes chaque jour. « En temps normal », car depuis deux mois aucun avion n’y a atterri – sauf quelques-uns en mars, pour rapatrier des touristes justement. Les avions marquaient sans cesse de blanc le ciel d’un bleu intense. L’azur est désormais immaculé.

Je quitte la maison. L’air frais et le soleil caressent ma peau. Je suis confiné depuis deux mois et toute sortie est bienvenue, même si c’est pour aller faire des courses. Le président de la République a décrété dès le 16 mars la « distanciation sociale obligatoire » et imposé une quarantaine. Mais j’ai décidé aujourd’hui que je serai, pour quelques heures seulement et avec toutes les précautions requises, un « touriste dans ma ville ». Un touriste clandestin, donc : faire du tourisme est évidemment interdit et les touristes brillent par leur absence. Si la police m’interpelle, je dirai aux agent-e-s que « je vais à la banque ».

Les rues sont presque vides. Le silence est quasi absolu, à part quelques aboiements. La pollution a drastiquement diminué depuis que la circulation a été interdite. Seuls les bus publics et quelques voitures sont encore autorisés à rouler, même si on voit parfois des véhicules privés défier les mesures de confinement. Les bus sont à moitié vides[1]. Dans les rues, tout le monde est masqué. Le port du masque est désormais obligatoire au Pérou pour celles et ceux qui s’aventurent dans l’espace public. Étrange tableau : contrairement à d’autres pays, on n’a pas l’habitude ici de voir les gens se couvrir le visage lorsqu’ils sont malades.

Je monte à pied l’Avenida del Sol, longue avenue qui va du monument dédié à l’Inca Pachacuteq – le plus célèbre des empereurs incas – à la Plaza de Armas. D’habitude, celle-ci est remplie des touristes et commerçant-e-s qui vendent leurs marchandises dans des centros artesanales ou directement dans la rue. Tout est désormais fermé : magasins, restaurants, agences de voyages, hôtels, etc. Aucun touriste à l’horizon. Je ne croise que quelques cusqueños qui rentrent du travail, sont sorti-e-s en quête d’aliments ou de médicaments, ou vont à la banque. Se déplacer pour toute autre raison est interdit. Mais peut-être certaines des personnes que je croise défient-elles comme moi les règles du confinement…

Je respire le silence de la ville, parfois interrompu brièvement par le moteur d’une voiture ou d’un bus. Bizarre, dans une ville où le bruit oppressant des véhicules ne cessait jamais. Drôle de sensation que de me retrouver dans ces rues presque vides. Les voitures y régnaient autrefois, ne faisant guère de concessions aux piéton-ne-s. L’impression de liberté n’en est que plus grande. Quelques cyclistes me dépassent. Je n’en avais jamais vu autant. L’absence de voitures les aura sans doute motivé-e-s à prendre possession des rues.

Le soleil accompagne ma marche vers le centre-ville. Sur mon chemin, je croise la police tous les 200 mètres. Je continue ma route sur l’Avenida del Sol, m’arrêtant parfois pour contempler les monuments. On distingue des murs incas sur certaines constructions modernes, principalement des agences de voyages et des hôtels. Je repère le Qoriqancha, le « Temple du Soleil », qui a été converti en couvent dominicain après la conquête espagnole. C’est désormais un haut lieu touristique, mais il est pour l’heure entièrement fermé au public. Même l’église est inaccessible. Cette architecture où s’entremêlent des époques différentes est éblouissante. Je ne peux pas m’empêcher de prendre des photos, comme si c’était la première fois que je la voyais.

Je poursuis mon tour de la ville. Je prends un plaisir particulier à la visiter seul, sans touristes alentour. C’est une opportunité rare. N’est-ce pas d’ailleurs le rêve par excellence des touristes que de se retrouver seul-e-s dans les lieux visités, pour ne pas perdre l’illusion de vivre une aventure unique[2] ? Je respire la solitude. Je profite de sa compagnie silencieuse, dans ce paysage romantique marqué par l’histoire. J’ai la ville pour moi – raison de plus pour poursuivre mon tour clandestin. Je croise Mowgli, le chanteur d’un groupe local qui se produisait fréquemment dans les bars de Cusco. « Ah, quelles soirées… » La ville avait une vie nocturne frénétique et bohème avant le coronavirus. Personne n’arrêtait les fêtes – pas même la police. Aujourd’hui, la vie nocturne sommeille. Qui sait jusqu’à quand ? Elle hiberne en attendant des jours meilleurs.

Je rejoins la Plazoleta de Santa Catalina. Elle est vide. On n’y aperçoit que deux silhouettes : des statues représentant des comuneros, des paysans des Andes rurales. La quarantaine n’a épargné personne d’autre. On respire la solitude et la tranquillité du lieu. L’impression d’être un touriste au Pérou ne m’est pas tout à fait étrangère. J’ai déjà ressenti cela lors de ma recherche doctorale dans la région de Cusco, car très souvent – en raison de mon accent en espagnol et mes habitudes vestimentaires – on m’assimilait à un touriste[3].

Plus loin, une vieille dame vend des sucreries. Elle est assise par terre, toute seule. Aussitôt qu’elle m’aperçoit, cette sexagénaire remet avec application le masque qui tombait de son visage. Elle voit en moi un possible porteur du virus, dont il s’agit de se protéger. Avant l’interdiction des voyages, l’épidémie est venue complexifier un peu plus le rapport aux touristes. À Cusco, les premiers cas recensés concernaient des touristes. On a assisté à une certaine discrimination envers elles et eux, surtout les Italien-ne-s et les Chinois-e-s. Les hôtels et lieux touristiques ont été perçus comme des lieux de contagion potentielle. Aujourd’hui, l’épidémie se transmet localement. Les touristes sont parti-e-s, mais les cas augmentent.

Je pénètre enfin sur la Plaza de Armas. Elle n’a rien perdu de son charme. Belle comme toujours, et imposante. Devant moi se trouvent la cathédrale d’un côté et la Compañia de l’autre, deux églises de style baroque bâties sur des murs incas. Je regarde les balcons en dessus de ma tête, de facture un peu moins ancienne. Le travail du bois, délicatement sculpté, est admirable. Je me sens à nouveau comme un touriste, découvrant tout cela pour la première fois. Je redécouvre ma ville, sa beauté, son architecture, son histoire. Surtout, je la redécouvre autrement, dans une configuration (presque) impossible : sans touristes. La Plaza de Armas était toujours bondée, tout comme ses bars, restaurants et magasins. Des touristes du monde entier y bavardaient dans leur langue. Ce polyglottisme a fait place au silence d’une place vide. Je n’aperçois que quelques policières et policiers qui contrôlent le respect des mesures gouvernementales et une dizaine de cusqueños de passage, comme moi. Je me rappelle que je transgresse les règles. Je me fais discret. Je ne voudrais pas que la police m’interpelle.

Au centre de la place, l’Inca Pachacuteq paraît étrangement isolé. Nimbée d’or, la statue de l’empereur trône au sommet d’une fontaine. Je m’en approche pour prendre quelques photos. Un coup de sifflet rompt soudain le silence. « Vous n’avez pas le droit d’être là ! Je vais vous amender. Sortez immédiatement ! » Une policière courroucée s’avance dans ma direction. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il était interdit de traverser la place. J’accélère le pas. Je vois d’autres personnes qui prennent des clichés de la Plaza. Qu’elles l’aient ou non prévu, elles se sont retrouvées à faire comme moi du tourisme. La police leur fait comprendre qu’elle n’apprécie pas. Les photographes interpellé-e-s remettent leurs téléphones en poche. Faire du tourisme est bel et bien devenu illégal ! Vidée des admirateurs et admiratrices du monde entier qu’elle attirait avant l’épidémie, la place se peuple de quelques touristes « clandestin-e-s » venu-e-s la contempler en catimini. Piètre consolation, pour un endroit si populaire. Qui l’aurait imaginé : pas d’Inti Raymi, pas de Corpus Christi en 2020. Ces deux grands événements annuels ayant lieu durant les « Fêtes de Cusco » en juin réunissaient touristes et habitant-e-s au cœur de la Plaza de Armas.

Je prends le chemin de la maison. Le soleil couchant accompagne mon retour. L’Avenida del Sol est quasiment vide, même s’il y a peut-être une dizaine des personnes de plus que tout à l’heure. Sur le chemin, je fais un petit détour pour aller au supermarché. Histoire d’acheter des produits manquants à la maison et d’avoir, au cas où, un prétexte face aux agents de police. Le supermarché est presque vide. Le reste des magasins, à part quelques pharmacies, sont fermés. Avant, en fin de journée, la foule envahissait les rues. Les commerçant-e-s ambulant-e-s étaient débordé-e-s, les restaurants bondés, les antichucheras[4] entourées des gens affamés. À chaque coin de rue, l’odeur des antichuchos saturait l’air nocturne. Cusco n’est plus la même. À l’ère de la Covid-19, la ville a perdu une bonne part de sa vie. Les antichuchos me manquent. Un sentiment ambivalent m’envahit. Quel plaisir de se retrouver seul dans les rues et de profiter d’un air (presque) pur, épargné par les voitures et le bruit ! Mais j’ai aussi la nostalgie de ma ville d’avant – bohème, dynamique, folle.

La nuit commence à tomber et Cusco s’illumine. Je force le pas pour me retrouver chez moi avant le couvre-feu de 20h. L’immense centre artisanal à quelques pas de chez moi est complètement fermé. Je ne l’avais jamais vu ainsi, même un dimanche. À cette heure-ci, il était plein : les touristes y affluaient une fois fini leur tour de la Vallée sacrée, du Rainbow Mountain ou du Machu Picchu. L’achat de souvenirs était incontournable pour bien des visiteuses et visiteurs. Évidemment, l’arrêt du tourisme ne va pas sans conséquences économiques majeures. Préoccupée par le redémarrage du secteur touristique, une entrepreneuse parlait au téléjournal de « se reconvertir » (Telesur, 22.04.20). Elle entendait par là le fait de chercher un autre travail, puisque le tourisme ne va selon toute vraisemblance pas reprendre dans l’immédiat. Il paraît en effet peu probable que l’activité touristique reprenne de suite, d’autant que les cas de Covid-19 montent dans le pays. Le seuil de 100’000 personnes infectées a été dépassé il y a deux jours, dont presque 3’000 morts selon les chiffres officiels. La région de Cusco a environ 700 cas et 8 morts, dont 4 touristes. Des études affirment que le virus affecte moins les zones situées en altitude[5]. Reste à savoir si ses 3’399 mètres au-dessus du niveau de la mer protégeront Cusco d’une épidémie majeure, face à un système hospitalier national déficitaire.

Pour le moment les frontières restent fermées. Le gouvernement n’a pas encore annoncé un nouveau prolongement de la quarantaine obligatoire[6] et si l’on ouvrira – et quand – les frontières internes, puis externes. Le jour semble encore loin l’horizon où le tourisme reprendra, avec le retour en masse des avions. Le tourisme sera en tout cas d’abord national, voire local[7]. Dure épreuve pour une ville qui se dit « vivre du tourisme »[8]. Cusco devra pour l’heure se contenter des quelques touristes « clandestin-e-s » qui revisitent leur ville pour le plaisir, sans apporter plus à l’économie que leurs achats au supermarché ou en pharmacie !

Cristian Terry, anthropologue


[1] Depuis deux semaines, le gouvernement contraint les compagnies de bus à ne remplir leurs véhicules qu’à moitié afin de garantir une certaine distance entre les voyageuses et voyageurs.

[2] Cf. Terry, C. (2019). Tisser la valeur au quotidien. Une cartographie de l’interaction entre humains et textiles andins dans la région de Cusco à l’heure du tourisme du XXIe siècle. Thèse de doctorat, Lausanne : Université de Lausanne, pp. 64-66. Disponible ici.

[3] Cette assimilation peut être un atout pour la recherche. Cf. Valerio S. & S. McCabe. (2008). « From ethnographers to tourists and back again. On positioning issues in the anthropology of tourism ». Civilisations. Revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines, no 57: 173‑89. Article disponible ici.

[4] Femmes qui préparent et vendent des anticuchos, brochettes de cœur de bœuf.

[5] D’autres études contestent cette hypothèse. Cf. Huamaní, C., L. Velásquez, S. Montes et F. Miranda-Solis. (2020). « Propagation by COVID-19 at high altitude: Cusco case ». Respiratory Physiology & Neurobiology, vol. 279. Article disponible ici.

[6] Le lendemain, le Président Vizcarra annoncera le prolongement jusqu’au 30 juin. C’est la quatrième fois que le gouvernement prolonge la quarantaine obligatoire dans le cadre de l’« État d’urgence ».

[7] Voir le cas de Jujuy, en Argentine.

[8] Cette idée est fondée, mais possède aussi une dimension idéologique. Cf. Terry, op. cit., pp. 120-123.