Mardi 28 avril entre 13h et 13h30, soit un jour après le début de la vente de masques en grande surface, j’arrive à l’entrée de la Coop avec ma mère et nous nous désinfectons les mains avec le matériel à disposition. Ma mère est stressée car elle n’a pas réussi à se fournir en masques et elle en a besoin pour son travail d’infirmière scolaire qui reprend la semaine suivante. Comme elle sait qu’il y a eu une ruée sur les masques le jour précédent dans les magasins, elle a peur que ceux-ci soient déjà en rupture de stock – certaines personnes auraient pu s’ingénier à en faire des réserves comme elles l’ont fait avec le papier toilette et les boîtes de conserve au début du confinement.
Ma mère repère immédiatement l’endroit où les masques sont vendus : à droite de l’entrée, au comptoir du service clientèle. Il faut faire la queue mais, contrairement à la file d’attente aux caisses, il n’y a pas de ligne au sol signalant les distances à respecter. La file d’attente est perpendiculaire à l’entrée du magasin, ce qui bloque un peu les nouveaux arrivants qui doivent attendre que les personnes dans la file s’écartent suffisamment pour passer avec leurs caddies. Quatre personnes se trouvent devant nous, dont une qui achète uniquement des cigarettes. L’ambiance est un peu oppressante. Une grande vitre sépare les employés des clients, avec une ouverture sur le bas pour permettre de payer et de passer la marchandise.
Ma mère fait la queue pendant que j’attends avec le caddie à quelques mètres de là. Elle achète un paquet de vingt masques à 19.70 CHF. En revenant vers moi, elle me raconte, un peu ébranlée, l’interaction qu’elle a eu avec la vendeuse. Lorsque ma mère lui a demandé un paquet de masques supplémentaire pour sa propre mère, la vendeuse lui a répondu que ce n’était pas possible, la vente étant limitée à un lot de masques par personne. Ma mère lui a alors demandé, irritée, comment les personnes âgées pouvaient se fournir en masques, si les personnes qui faisaient leurs courses ne pouvaient pas en acheter pour elles. L’employée lui a répondu rudement que ces personnes-là n’avaient pas besoin de sortir. Ma mère lui a rétorqué que ma grand-mère avait des séances de physiothérapie chaque semaine. La vendeuse a réitéré qu’elle ne pouvait vendre qu’un paquet par personne, mais précisé que ma mère pouvait aller en acheter à la pharmacie du centre commercial.
Ma mère a été offusquée par la remarque de l’employée. Elle trouvait en particulier discriminatoire de penser que toutes les personnes âgées ne devaient pas sortir, et s’indignait que l’employée se permette de juger une situation sans la connaître.
Sur ces entrefaites, ma mère insiste pour passer à la pharmacie et acheter une autre boîte de masques, quitte à payer plus cher, car elle n’a pas envie de refaire la queue dans un autre supermarché. Avant même que nous ayons prononcé un mot, les vendeurs de la pharmacie nous demandent si nous cherchons des masques. Ils semblent habitués à ce que ce soit la première demande des clients. Ils nous expliquent qu’ils les ont tous vendus et qu’ils n’en auront pas avant un moment. Ils nous proposent alors de tenter notre chance au kiosque Naville d’à côté. Là-bas, le vendeur nous informe qu’il n’en a pas non plus, mais qu’il sera livré demain : les dix masques sont à 14.90 CHF et le lot de deux masques à 3.50 CHF. Nous sommes étonnées de la différence de prix en comparaison avec les masques achetés à la Coop, d’autant plus que la Confédération avait annoncé qu’il n’y aurait pas de marge sur ces produits.
Et nous voilà passablement dépitées de quitter le centre commercial à moitié bredouilles, au terme de plusieurs tentatives infructueuses d’achat. Les masques, dont on sait qu’ils sont à présent disponibles en très grandes quantités, s’échangeraient-ils sur le marché noir ?
Elisa Verga, étudiante du bachelor en sciences sociales de l’Université de Lausanne, participante au séminaire de sociologie générale « Ethnographie de l’espace public urbain »