Avoir faim en Suisse : Les dispositifs alimentaires à Genève et à Fribourg au temps de la Covid-19

Après un silence assourdissant, depuis mi-avril, la situation des personnes démunies en Suisse et à Genève, en particulier, a enfin retenu l’attention des médias et du public. Parmi les 150 articles de presse consultés pour l’instant, une trentaine concernent en effet les personnes en état de précarité. Autre nouveauté, ces articles traitent directement de la précarité et de la pauvreté, et non pas indirectement, sous l’angle écologique du recyclage des denrées – un angle qui tend à rendre les pauvres invisibles[1].

Entre continuité et réorganisation

En Suisse romande, notamment à Genève et Fribourg, les dispositifs alimentaires ont été réorganisés à la mi-mars[2]. Certains n’ont pas changé grand-chose et ont été au front dès le début de la pandémie ainsi que tout au long du semi-confinement. C’est le cas des épiceries Caritas qui sont ouvertes comme les magasins d’alimentation usuels. Le système d’aide alimentaire d’urgence reproduit comme à l’habitude la différence entre une aide conditionnelle qui nécessite la présentation d’une attestation de revenu et celle, à bas seuil, qui sert tout le monde. Toutes les institutions, tant à Genève qu’à Fribourg, ont noté un accroissement des demandes alimentaires[3]. À la distribution centralisée des « Vernets » dont les photos des longues files d’attente ont fait le tour du monde[4], « La Caravane de la solidarité », une association dont la distribution a d’abord été interdite pour son caractère illégal, puis encadrée par la Ville de Genève et l’ONG Médecins sans frontières (MSF), s’est mise en route avec le soutien des associations habituelles d’aide alimentaire, des dons de la société civile et le partenariat de la banque alimentaire Partage.

À Genève, tous les systèmes de distribution à bas seuil qui offrent des petits déjeuners ou des repas gratuits se sont rapidement transformés pour passer d’un système d’accueil à table à une distribution à l’emporter. À Fribourg, les principaux dispositifs d’aide à bas seuil ne coûtent pas chers mais sont rarement gratuits : La Tuile, Banc Public et Au Seuil ont maintenu leur activité tout en adaptant leurs dispositifs d’accueil, que ce soit en réduisant le nombre de personnes accueillies (pour la Tuile et Banc Public), en livrant des repas commandés à l’avance (Au Seuil) ou encore en complétant leur offre habituelle par une distribution de sacs de nourriture (Banc Public).

Caddie conventionnel des Colis du Cœur (Genève) en temps ordinaire. Caddie pour deux personnes sans enfant qui ont droit à un litre de lait pour deux (sinon 1 litre par enfant), complété dans un second temps par un pain congelé et des produits carnés et lactés (viande ou poisson, fromage, et selon les arrivages, yaourts, desserts lactés, pâte à gâteau, pâtisserie, plats tout prêts, pâtes fraîches sous vide…). Certains produits d’hygiène sont aussi distribués en plus de ceux qui composent le colis de base. La distribution a lieu chaque mardi et n’est censée qu’apporter un « coup de pouce » pour trois jours.

Par ailleurs, durant la pandémie, un nouveau système d’aide alimentaire a émergé. Ainsi, l’association des Colis du Cœur (Genève) s’est mise à envoyer des bons (des cartes cadeaux) à échanger dans trois magasins, actuellement plus que dans un seul. Aux anciens bénéficiaires qui fréquentaient l’association, se sont donc ajoutées des personnes contactées par d’autres biais, puis inscrites lors de la distribution centralisée des « Vernets ». Les Cartons du cœur (Fribourg), qui offrent une aide alimentaire d’appoint 2 à 4 fois par an, ont cessé leur activité à l’annonce du semi-confinement, puis ont envoyé par poste des bons d’achat valables dans les magasins Aldi. Alors que les distributions en direct obligent à se déplacer, ne laissent pas le choix des produits et sont vécues par certain-e-s comme humiliantes, l’usage des bons offre la possibilité de choisir ses produits (à l’exception de l’alcool et les cigarettes) et permet de passer presque inaperçues, puisque les cartes-cadeaux ne sont estampillées d’aucun logo spécifique qui renverrait aux dispositifs charitables.

La faim à Genève et à Fribourg ?

Alors que la faim menace les catégories de personnes les plus précaires dans le monde, même en Europe, les personnes démunies vivant en Suisse obtiennent de l’aide alimentaire. Parmi celles qui habitent à Genève, toutes ne peuvent toutefois pas manger trois repas complets par jour, malgré la distribution des « Vernets ». Selon un arrêté d’État récent[5], durant le temps de la pandémie et jusqu’à la fin du mois de juin, l’aide sociale est disponible pour les titulaires d’un permis de résidence annuel (permis B) sans que son obtention ne les desserve au moment du renouvellement dudit permis. La possibilité d’un suivi sanitaire par les hôpitaux genevois (HUG) et d’un accompagnement social par différentes associations est également offerte. Le logement d’urgence, géré par la Ville de Genève et ses partenaires associatifs, a aussi permis d’accueillir les sans-logement. Médecins Sans Frontières (MSF) a profité de la distribution centralisée de colis pour effectuer une enquête socio-sanitaire minutieuse sur les bénéficiaires. Un nombre important d’entre eux, 532 bénéficiaires (soit 96% des personnes contactées,) a accepté de répondre. Il s’agit majoritairement de femmes (75%) dont l’âge moyen est de 44 ans. Les personnes migrantes sans statut légal, dites « sans-papiers », représentent 52% des participantes, mais nombre de répondantes ont un statut qui leur donne droit à l’aide sociale (citoyen.ne.s suisses 3.4%, résident.e.s avec titre de séjour 28.3%, requérant.e.s d’asile 4.3%). L’enquête indique un certain surpeuplement des logements avec des différences importantes entre les personnes titulaires d’un permis de séjour (38%) et celles qui n’en ont pas (54.6%) ; 40% des personnes répondantes ont une assurance maladie tandis que seul 10% des personnes dites sans-papiers sont assurées. Les principaux motifs de préoccupation due à la pandémie recouvrent la situation financière (70.3%), l’emploi (64.1%), la situation dans le pays d’origine (58.7%), l’accès à l’alimentation (54.2%), la crainte d’être contaminé (54.2%) autant que la situation des enfants sans cantine ni suivi scolaire rapproché.

Caddie de « base » des Colis du Cœur (Genève) en temps ordinaire. Caddie pour une famille avec trois enfants, reçu une fois par mois, également complété par des fruits et légumes frais (ils sont dans le sac plastique accroché aux caddie) ainsi que par un pain congelé et des produits lactés et carnés. Les enfants ont aussi le droit à du cacao, des cornflakes et des couches (reçues à un autre moment du mois).

À Fribourg, l’association REPER, dédiée à la prévention et la promotion de la santé, complète, grâce aux dons et aux collectes de nourriture, les actions des structures habituellement dédiées à l’aide alimentaire ; elle organise ainsi des distributions gratuites de nourriture et de produits d’hygiène de base chaque vendredi et dans quatre centres d’animation socio-culturelle de la ville. L’action rencontre un succès grandissant, passant de 300 personnes aidées début mai à 3900 quelques semaines plus tard. Les appels à la solidarité sont nombreux et les dons et actions exceptionnels se multiplient. Ainsi, les Cartons du Coeur ont réussi à obtenir un don important de l’association humanitaire la Chaîne du Bonheur pour soutenir les distributions, qui ont repris dès le mercredi 20 mai. L’association a également reçu une très grosse livraison de marchandises gratuites de la part de son homologue vaudois. Plusieurs associations fribourgeoises[6] ont pris en charge l’organisation locale de la grande collecte organisée dans toute la Suisse romande les 4, 5 et 6 juin 2020 : les Caddies pour tous.

De l’aide alimentaire, mais aussi des ressources financières 

Mais le problème n’est pas seulement celui de la couverture des besoins en nourriture et en logement ; il est tout aussi urgent de fournir des aides financières. Des solutions ont été trouvées pour les petits indépendant.e.s, les étudiant.e.s et les travailleuses et travailleurs du sexe. L’Hospice général, qui distribue l’aide sociale à Genève, constate que le semi-confinement a induit une explosion des demandes d’aide sociale : +900 depuis le début de la crise (+525 dossiers en avril et +401 dossiers en mars), soit +1’106 dossiers (+8%) sur les 4 derniers mois. Le nombre de dossiers financiers actifs à fin avril s’établit donc à 14’503 pour un total de 23’852 personnes, dont plus de la moitié sont des Suisses ou des personnes titulaires d’un permis de résidence (dites permis C). Si l’on constate, ici, une augmentation des bénéficiaires titulaires du passeport suisse qui ont droit à l’aide sociale ainsi que des « permis C », ce sont bien les personnes dites sans-papier qui sont les plus touchées, notamment parce que leur travail sur les chantiers, dans les bars et les restaurants, dans la garde d’enfants ou l’aide à domicile a été brutalement interrompu. Lorsqu’elles ne sont plus venues travailler, la plupart de leurs employeurs et employeuses ont arrêté de les payer et ce, en dépit des contrats de travail qui les y obligent. Le Conseil d’État genevois projette toutefois de demander au Grand Conseil d’avaliser un projet de loi qui octroierait une subvention aux clandestin.e.s qui n’auraient pas été payé.e.s durant le semi-confinement. 

« The right to food »

Si à Genève et à Fribourg, ce sont d’abord des associations d’aide alimentaire qui ont œuvré dans l’urgence, certaines étant subventionnées par leur commune d’insertion ; l’État, qui d’habitude délègue ce type d’aide sans l’institutionnaliser formellement, a suivi le mouvement. Dans le Canton de Genève, l’aide alimentaire et la situation de précarité des personnes touchées par la COVID-19 sont soudainement devenues au centre des préoccupations. Ainsi, le Conseiller d’État genevois en charge des affaires sociales souhaite, comme d’autres de ses homologues, relancer le programme de lutte contre la pauvreté qui, en Suisse, s’est arrêté en 2018[7]. Si dans l’aide alimentaire, que ce soit en Suisse ou en France d’ailleurs[8], le support de l’État, au sens large, a bon an mal an toujours été présente, que ce soit par des subventions monétaires directes ou indirectes – comme, par exemple, la gratuité des locaux et la mise à disposition d’emplois d’insertion financés par le chômage –, comment penser ce retour sur la scène de l’État et des milieux associatifs ?

Caddie des Cartons du Cœur (Fribourg) en temps ordinaire, pour une famille monoparentale avec un enfant permettant de se nourrir pendant 2-3 semaines (lait, lessive, couches pour enfant de moins de 2 ans) auquel s’ajoute du « frais » : œufs, fruits et légumes, yogourts, margarine, fromage, cuisses de poulet, saucisses, jambon (porc ou dinde), pain. Ici, il y a trois plaques de chocolat Cailler car c’était la période des fêtes de fin d’année (habituellement, il y a deux plaques de marque ordinaire pour un adulte et un enfant). Ce type de Colis est reçu 3 à 4 fois par année en temps ordinaire.

Janet Poppendieck, sociologue américaine qui a notamment étudié la mise en place des dispositifs alimentaires après la « grande dépression » en 1930 aux USA[9], comparait, en 2012, les banques alimentaires à une boite de Pandore. Leur institutionnalisation inévitable – et souhaitable en ces temps de crise – risque, à terme, de servir de repli face à des politiques publiques difficiles à mettre en œuvre. Pourtant, la capacité à se nourrir correctement devrait être un droit inconditionnel qui, s’il n’est pas assuré par un salaire adéquat, devrait être pris en charge par l’aide sociale. Comme le montrent Fafard St-Germain et Tarasuk[10], une très légère augmentation de l’aide sociale apportée aux foyers canadiens précaires suffit à améliorer la santé des personnes en difficulté. Le recours à l’aide alimentaire, bien que nécessaire en temps de crise, ne peut toutefois pas résoudre les problèmes de pauvreté ; c’est du côté de la protection sociale ainsi que des droits des travailleuses et travailleurs, fussent-ils clandestin.e.s, que tout se joue. Or, nous sommes dans un contexte politico-économique qui n’est pas prêt à accorder davantage de droits aux migrant.e.s, que ce soit par un salaire décent dans les contrats qui les lient aux instances qui les engagent ou une reprise des démarches de régularisation de type Papyrus qui leur donnent le droit à un permis de résidence.

Assurément, le débat entre organisations philanthropiques, État et militant.e.s du right to food doit être repris[11]. La pandémie a en effet mis en lumière ce que l’on savait déjà sur la base du cas de la Grande-Bretagne : les associations d’aide alimentaire ne suffisent pas et ne suffiront pas à couvrir les besoins alimentaires des personnes dans le besoin (ce n’est qu’un coup de pouce), ni à régler les autres problèmes des personnes démunies (loyers, dettes, problèmes d’assurance et de santé). Même des organisations aussi puissantes que le réseau britannique de banques alimentaires Trussel Trust ne sont pas armées pour gérer la crise qui se profile à l’horizon. C’est entre autres pour cela qu’en Suisse, les associations déjà existantes, comme les Colis du Cœur, tendent à s’institutionnaliser davantage. Ces associations d’aide alimentaire ont montré que « quelque chose était fait », ce qui donne une image rassurante de la solidarité civile déployée et de l’État qui l’encadre. Mais à l’évidence, cela ne permettra pas de juguler la pauvreté. Une distribution plus juste des ressources et des richesses est nécessaire.

L. Ossipow, A.- L. Counilh, Y. Cerf, A. Martenot et J. Renevier, Haute Ecole de Travail Social de Genève, HES-SO


[1] Ces réflexions s’inscrivent dans une recherche collective Indigences en pays d’opulence : approche anthropologique de l’aide alimentaire en Suisse (2019-2022) est menée par L. Ossipow, A.-L. Counilh et Yann Cerf en collaboration avec A. Martenot et Juliette Renevier grâce à un subside du FNS (Fonds national suisse de recherche ; http://p3.snf.ch/project-185449) . La recherche porte sur les dispositifs d’aide alimentaire en Suisse, notamment à Genève et Fribourg, et comprend également une analyse de la presse romande.

[2] Voir également notre billet dans le blog de recherche de Pat Caplan sur la pauvreté alimentaire : https://sites.gold.ac.uk/food-poverty/

[3] Selon les chiffres de la distribution du 20 mai 2020, 11’329 personnes vivant à Genève ont bénéficié du dispositif d’urgence alimentaire mis sur pied le 28 mars dernier par les Colis du Cœur, Partage et le CSP. https://www.colisducoeur.ch/urgence-alimentaire/

[4] Par exemple dans le Guardian (https://www.theguardian.com/world/2020/may/09/food-parcels-handed-out-to-workers-in-geneva-impacted-by-covid-19) et le New-York Times https://www.nytimes.com/video/world/europe/100000007131162/geneva-food-line-coronavirus.html).

[5] Arrêté du 27 mars ; 6 avril 2020 (Prestations financières de l’aide sociale individuelle). Par ailleurs, le Conseil d’État a également pris un autre arrêté (Communiqué de presse Conseil d’État COVID-19) avalisant notamment une proposition de l’organe genevois de répartition des bénéfices de la Loterie Romande de verser un montant d’un million de francs à la fondation Colis du Cœur (7 mai 2020).

[6] Les Cartons du Cœur, La Tuile, Banc Public, REPER, Marly Sympa, Bulle Sympa.

[7] L’année de « la lutte européenne contre la pauvreté », en 2010, a obligé le Conseil fédéral à se préoccuper d’une stratégie en 2014 (Programme national de prévention et de lutte contre la pauvreté 2014-20185). http://www.contre-la-pauvrete.ch

[8] Voir par exemple Retière, J. N. et J.-P., Le Crom. (2018). Une solidarité en miettes. Sociohistoire de l’aide alimentaire des années 1930 à nos jours. Rennes : PUR.

[9] Poppendieck, J. (1999). Sweet charity? Emergency food and the end of entitlement. New York: Penguin.

[10] Fafard St-Germain, A. A. et V. Tarasuk (2020). Homeownership status and risk of food insecurity: examining the role of housing debt, housing expenditure and housing asset using a cross-sectional population-based survey of Canadian households. International Journal for Equity in Health 19(1) · December 2020.

[11] Voir notamment Caplan, P. (2016). Big society or broken society? Food banks in the UK. Anthropology Today, 32(1), 5–9; Ossipow L. et Cuénod B. (2019). Banques alimentaires et right to food en Suisse. Revue des sciences sociales [En ligne], 61 | 2019. URL : http://journals.openedition.org/revss/3932 ; Caplan, P. (2020). Struggling for food in a time of crisis, Anthropology Today, 36(3), 8-10 (https://doi.org/10.1111/1467-8322.12573) ainsi que Caraher, M. 2020. Struggling for food in a time of crisis. A comment on Caplanin this issue. Anthropology Today, 36(3), 26-27; https://doi.org/10.1111/1467-8322.12579.