Surveiller et courir : les significations de la course à pied en temps de Covid-19

La pandémie de Covid-19 a provoqué une attention médiatique exceptionnelle en tant que crise majeure qui menace la santé des citoyens, détruit des millions d’emplois et bouleverse nos modes de vie. On peut aussi observer ses effets à plus basse intensité, sur la façon dont elle affecte nos activités quotidiennes et leurs significations. Des changements s’observent dans nos interactions. L’idée du sociologue E. Goffman de s’intéresser à l’individu comme «unité véhiculaire» et comme «unité de participation» est parfaitement illustrée par les nouvelles injonctions imposées par la pandémie[1]. Ce que l’on a étonnamment appelé une distance sociale, comme si avant le Covid-19 les distances ne l’étaient pas, a imposé de nombreux changements d’habitude. Nos activités ordinaires par lesquelles nos liens sociaux s’expriment, comme se serrer la main, faire la bise, être proche ou en groupe, sont devenues des menaces. Cette distanciation peut aussi être observée, avec Goffman, comme un dispositif scénique. Il faut non seulement être distant, mais également montrer qu’on l’est, et que l’on préserve les autres interactants. Par exemple, le masque semble parfois servir d’accessoire pour signifier la conformité aux injonctions de ne pas propager le virus. Il est en effet curieux d’observer des personnes isolées dans leur voiture porter un masque qui n’a pas d’autre utilité objective que de signifier une conformité aux nouvelles normes sociales qui sont en cours de construction.

Le temps ordinaire de la course à pied

Le bouleversement de nos rituels ordinaires s’observe également dans les changements qui affectent la perception des activités sportives. La signification du sport n’a cessé de changer au cours de l’histoire. Pratique disciplinaire, hygiéniste, médicale, émancipatrice ou aliénante, le sport a été utilisé de multiples façons par les acteurs sociaux, qu’ils soient politiciens, entrepreneurs, militaires, éducateurs ou simples citoyens.

Ce temps long de l’histoire n’est pas celui du Covid-19, qui soudainement bouscule nos perceptions ordinaires du sport. L’exemple de la course à pied est révélateur de ces changements. En temps ordinaire, le coureur est valorisé. C’est même une sorte de bon citoyen qui applique à la fois les recommandations des organismes de santé, tels l’OMS ou l’OFSP, et s’adonne à une activité dont l’impact écologique est limité. Comme l’a montré l’ethnologue M. Segalen, la course est une reconquête du corps et de la ville[2]. En temps ordinaire, le coureur est une unité véhiculaire qui sillonne les rues et les parcs dans l’indifférence des passants. Et pendant les épreuves populaires de course sur route, le coureur est même célébré.

Un basculement de la signification de la course

Avec le Covid-19 la signification de la course a basculé. Ces corps symboles d’énergie, de santé et de mobilité sont devenus menaçants. Les passants n’y sont plus indifférents, ils esquivent le joggeur. Ils ne s’en éloignent plus comme des autres passants. Autrefois symbole d’une pratique contribuant à la santé des citoyens, la course est maintenant perçue comme une pratique à risque. En paraphrasant l’historien G. Vigarello, on pourrait dire que le propre est devenu sale[3]. Le souffle du coureur semble soudainement menacer de ses miasmes. Malgré l’absence de bases scientifiques solides, on recommande maintenant une distance de 1 à 2 mètres entre les piétons, et de 10 m pour les joggeurs et les cyclistes. Désormais, un nuage de microgouttelettes infectées semble accompagner chaque joggeur dans son sillon. L’espace du corps du joggeur s’étend, il est même soudain hypertrophié. Les médias et les réseaux sociaux partagent cette perception de la menace, et le joggeur symbolise la figure d’un défaut de citoyenneté pour son peu de respect pour le confinement. Le contraste est fort entre les images des corps malades du Covid-19, assignés à rester à plat ventre sur un lit d’hôpital, et l’allégresse de ces corps en mouvement. La mobilité du coureur semble se jouer des injonctions médicales et politiques à rester chez soi. Pire, dans les villes vides et moins polluées, il jouit de façon presque indécente de l’espace libéré par le virus. Ces petites libertés prises par les coureurs passent parfois pour un manque de solidarité, de l’incivisme, voire de l’irresponsabilité. Mais le corps en mouvement est surtout une gêne en raison d’une frénésie avec laquelle on cherche à contrôler les corps. Le biopouvoir identifié par M. Foucault est à l’œuvre[4]. Intériorisée, la surveillance est puissante. Le joggeur n’en est pas la seule cible, randonner en montagne ou se promener en vélo a également été stigmatisé. Alors qu’aucun argument sérieux n’indique un quelconque rôle de l’activité physique dans la diffusion de la pandémie, le corps plaisir est devenu un symbole encombrant – comme si la crise et ses souffrances devaient avoir le monopole de ce qui doit être montré ou que le joggeur ne respectait pas le deuil de l’insouciance de nos façons de faire et de nos interactions passées.

La course : un symbole d’un dé-confinement «à risque»?

Dans l’opération de dé-confinement, les coureurs disputent la place – peu enviable – de symbole de la persistance de la menace avec les regroupements, souvent de petite taille, de personnes dans les lieux de loisir tels les plages, parcs, bords de mer, de rivière ou de lac. La visibilité de ces corps actifs, symboles de santé, dérange toujours. Il n’y a pas de retour à la normale pour le joggeur, il n’est toujours pas conforme aux attentes à l’égard de la figure du citoyen idéal. Certains avaient l’espoir que le monde d’après change, en bien ; rien n’est moins sûr. L’espace urbain est resté principalement attribué aux voitures et les automobilistes ont retrouvé leurs droits. Les corps confinés et protégés par ces boîtes métalliques rassurent. Les automobilistes se réapproprient, parfois de manière agressive, leurs territoires. Les joggeurs, comme les cyclistes, en font les frais, effrayés par ces tonnes de métal qui les frôlent à nouveau. L’espace résiduel laissé par les voitures se cumule maintenant avec la menace du corps et du souffle du joggeur. Les difficultés des interactions entre piétons et joggeurs en sont accrues. L’étroitesse des trottoirs implique pour eux d’étranges slaloms, avec des passages entre les voitures garées ou des incursions sur les routes. Le temps de pause imposé à nos sociétés a pourtant révélé le bonheur de l’air épuré de la ville et de l’espace libéré des voitures.

Le cas du joggeur pourrait paraître anecdotique mais il nous interpelle. Que signifient les changements en cours ? Dans nos interactions quotidiennes la confiance est donnée a priori. Cela permet de fluidifier nos relations. En effet, nous ne pourrions pas circuler dans l’espace public sans un minimum de confiance donnée aux capacités des autres à respecter notre intégrité. Or, les regards suspicieux focalisés sur les joggeurs en temps de Covid-19 suggèrent l’émergence d’une défiance a priori. Est-ce temporaire ? Est-ce un basculement ? Le monde d’après pandémie sera-t-il celui de la défiance ? Si les nouvelles normes des interactions sont à l’évitement, faudra-t-il agir et se mettre en scène différemment ? Pour être accepté, le joggeur devra-t-il s’isoler, porter un masque, s’éloigner des espaces de forte densité, et montrer qu’il fait des efforts pour ne pas partager son halo de microgouttelettes de transpiration et d’air vicié ? Ce qui laisse présager, si tel est durablement le cas pour le joggeur, des conséquences sur de nombreuses autres activités qui impliquent une proximité des corps. Les restaurants, bars, lieux de fêtes et de culture pourront-ils survivre à ces nouvelles normes ? En souhaitant limiter les effets de la pandémie, les injonctions politiques et médiatiques ont bousculé nos repères, et immiscé le doute sur de nombreuses façons d’interagir au quotidien. Il faudra probablement retrouver de la confiance pour s’adapter au monde actuel sans occasionner trop de conséquences sur les multiples pratiques qui composent nos cultures.

Fabien Ohl, Professeur, Sociologue, Université de Lausanne 


[1] Goffman, E. (1974). Les rites d’interaction. Paris : Minuit.

[2] Segalen, M. (1994). Les enfants d’Achille et de Nike. Une ethnologie de la course à pied ordinaire. Paris : Éditions Métailié.

[3] Vigarello, G. (1985). Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Age. Paris : Le Seuil.

[4] Foucault, M. (1993 [1975]). Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris : Gallimard, Tel.