En 2005, Nicholas Negroponte, alors directeur du MIT (Massachusetts Institute of Technology), lançait une initiative visant à ce que tous les enfants des pays en voie de développement possèdent en 2006 un ordinateur. Son but affiché ? Qu’ils aient ainsi accès au savoir. Comme par l’action d’un coup de baguette magique, la simple présence d’un ordinateur connecté dans un foyer allait inéluctablement selon lui se traduire par une acquisition de savoir. Dans cette optique, tous les paramètres contextuels disparaissaient pour faire place à une égalité arithmétique d’accès à la connaissance – une égalité conférée par la seule possession de l’objet technique. Or, l’équation qui veut qu’avoir un ordinateur se traduise forcément par plus de savoir est éminemment réductrice. Son annonce, faite à l’heure du deuxième volet du sommet mondial sur la société de l’information, qui s’est tenu en 2003 à Genève et en 2005 à Tunis, s’inscrit parfaitement dans l’idéologie, toujours omniprésente, qui y était promue : celle qui veut qu’il y ait une solution technique quelle que soit la nature du problème. Dans la même ligne, les technologies de l’information et leurs dérivés, y compris l’intelligence artificielle autour de laquelle se sont tournés plus récemment les mêmes discours, sont considérés comme pouvant potentiellement résoudre tous les problèmes du monde, notamment le partage de savoir et de richesse.
La distribution d’ordinateurs, en pleine pandémie de coronavirus, par les autorités de différents cantons suisses romands aux élèves dont les familles en sont dépourvus – ainsi considérés comme des biens de première nécessité – me paraît relever de la même pensée magique. En témoigne la remarque du commentateur d’un sujet télévisé, consacré en avril dernier à la distribution d’ordinateurs dans le canton du Jura, qui affirmait en substance que l’enfant ainsi équipé n’aurait plus d’excuses pour ne pas apprendre ses livrets. Derrière la boutade, on entend poindre une croyance, celle en l’efficacité effective ou symbolique de l’objet technique.
Loin de moi l’idée de critiquer l’énorme travail accompli par un système scolaire contraint à se réinventer en un temps record. Mais force est d’admettre que, justement parce que tout cela a dû être fait très vite, un certain nombre d’orientations prises par les différents acteurs s’appuient sur des présupposés que nul n’a eu le temps d’interroger avant d’agir. Ce sont ces évidences, ces valeurs implicites largement partagées au sein de notre société, que je me propose de déconstruire ici en partant de l’idée que, d’un point de vue anthropologique, la technique n’est jamais neutre.
L’école à distance, une école forcément «technologique» ?
Signe d’une société techno-centrée peut-être devenue incapable de penser son organisation en dehors des structures technologiques, principalement numériques, avec lesquelles le social est de plus en plus étroitement imbriqué, les inégalités d’accès en termes d’équipement informatique ont partout été pointées du doigt dès qu’il a été question d’école à distance. Et cela, comme si l’inégalité d’accès à cet équipement n’était pas le révélateur d’inégalités sociales que le simple accès à l’objet ne saurait gommer ; mais aussi comme si l’école par Internet s’imposait d’elle-même et qu’aucune autre modalité d’enseignement non présentiel ne pouvait être raisonnablement envisagée sous l’étiquette d’ « école à distance ».
Pourtant, cette dernière n’a pas attendu la démocratisation des ordinateurs et autres technologies dites nouvelles. Ainsi, depuis 1951, la Alice Springs School of the Air (ASSOA) dispense, dans le territoire du nord australien, un enseignement de qualité aux enfants qui vivent isolés à des centaines de kilomètres de l’école la plus proche. Jusqu’en 2005, l’école était dispensée par radio, et des travaux écrits étaient en parallèle échangés par la poste entre élèves et enseignant·e·s. Cette transmission postale prenait parfois beaucoup de temps au vu des énormes distances australiennes et c’est l’un des points que les nouvelles technologies ont contribué à améliorer. Actuellement, en Australie, les élèves ont au moins deux heures par jour de « présence » avec leurs camarades et leur enseignant·e·s, assurés par un programme informatique d’enseignement à distance transmis par satellite, et les travaux écrits sont principalement échangés sur Google Drive. Cela signifie, selon les dires de Merrilyn Spencer, directrice de l’école, «que les travaux sont reçus, notés et renvoyés aux élèves dans la même plage de temps que s’il s’agissait d’une école en présentiel»[1].
En d’autres termes, les technologies informatiques et satellites sont utilisées pour que la transmission orale du savoir et l’évaluation des connaissances par écrit puisse se faire dans un espace–temps partagé, bien que médiatisé par un écran, conformément à la logique qui veut que l’arrivée d’une nouvelle technique de communication ne fasse pas disparaître les précédentes ; elle ne fait qu’en redéfinir les modalités[2]. Dans le cas australien, l’apparition du numérique permet à l’oral et à l’écrit de continuer à remplir un rôle pédagogique défini en amont.
La technique pour la technique ?
S’il est aisé de comprendre la place prise par la technologie dans la stratégie pédagogique australienne, le choix opéré par les cantons suisses qui ont distribué des ordinateurs aux familles qui n’en avaient pas soulève plus d’interrogations. Un tel choix révèle peut-être plus généralement le rapport de confiance inconditionnel que notre société entretient avec les technologies informatiques.
Selon un sondage organisé par la Société Pédagogique vaudoise (SPV), auquel ont répondu 1200 enseignant·e·s vaudois entre le 29 mars et le 2 avril 2020[3], 30.5% d’entre eux/elles utilisaient alors principalement le courriel pour transmettre le travail à leurs élèves. 19.3% utilisaient la plateforme Team up, mise à leur disposition par le Département de la Formation, de la jeunesse et de la Culture (DFJC). On peut faire l’hypothèse que ce dernier pourcentage aurait été plus élevé si le sondage avait été effectué un mois plus tard, les enseignant·e·s s’étant, selon notre expérience, familiarisés petit à petit avec cet outil. Il est important de préciser que Team up n’est pas une plateforme interactive : elle permet à l’enseignant·e de donner du travail aux élèves, mais elle ne permet pas à ces derniers de transmettre quoi que ce soit aux enseignant·e·s. Contrairement à l’école des airs, il n’y a donc pas de communauté spatio-temporelle entre élèves et enseignant·e·s.
Il est à noter que 18.7% des répondant·e·s ont déclaré utiliser WhatsApp, ou d’autres messageries similaires. Un enseignant interviewé le 8 mai dans le quotidien 24 Heures déclare lui aussi que son premier réflexe a été de rassembler tous les numéros de téléphone et de créer un groupe WhatsApp avec ses élèves. Cela est surprenant dans la mesure où l’utilisation de cette application pour interagir avec les élèves est interdite au sein de l’école obligatoire vaudoise depuis la rentrée d’août 2018[4], et cela sur la base d’une directive européenne qui interdit aux moins de 16 ans d’y créer un compte. A en croire une autre enseignante, « il n’y avait pas d’autres façons de procéder » [5] pour être en contact avec certains élèves et recevoir des travaux de leur part car, ajoute-t-elle, WhatsApp permet, contrairement à Team up, l’envoi de documents photographiés. Interrogée quant à l’interdiction liée à l’usage de Whatsapp, elle affirme que les enseignant·e·s ont «officiellement obtenu une dérogation de la part du Département en cette période d’enseignement à distance», ce que le DFJC, par la voix de son responsable de communication, ne confirme pas. En pleine urgence sanitaire et communicationnelle, il semble donc que nous soyons dans une zone grise et que, dans la pratique, la fin justifie les moyens.
Plus fondamentalement, seulement 25% des enseignant·e·s ont répondu n’avoir identifié dans leurs classes aucun élève qui ne disposerait pas des outils numériques suffisants pour effectuer leur travail en ligne et qui aurait besoin de le recevoir sous format papier. La grande majorité a donc des élèves dépourvus de connexion. Or, seuls 8.9% des enseignant·e·s ont répondu qu’ils et elles utilisaient principalement le courrier postal. Selon le service de communication du DFJC, les enseignant·e·s n’ont pourtant pas eu de consignes particulière les enjoignant à utiliser un moyen de transmission plutôt qu’un autre. Ce sont donc leurs choix personnels qui sont indiqués ici. Or, choisir l’ordinateur plutôt que l’envoi postal n’est pas qu’une question pratique, c’est un choix de société. C’est celui d’une société qui perçoit les technologies dites de l’information et de la communication comme l’aboutissement d’un processus évolutionniste et les considère par définition comme supérieures à celles qui les ont précédées. Ces chiffres interpellent d’autant plus dans le cadre d’un discours scolaire fortement orienté sur l’égalité des chances. La logique ne voudrait-elle pas que tous les élèves d’une classe dans laquelle se trouve au minimum un·e enfant sans outils numériques reçoivent leur travail sur papier par la poste afin d’assurer une égalité de base ? Plus généralement, le choix de l’informatique plutôt que de la poste n’est-il pas en réalité un non-choix dicté par les valeurs de la société techno-centrée que nous avons évoquée ? J’en veux pour preuve cette enseignante qui, après avoir utilisé le courriel et Team up durant six semaines, finit par envoyer des dossiers d’exercices par la poste; « pour simplifier » selon ses dires[6].
Daniela Cerqui Ducret, anthropologue, Université de Lausanne
[1] Échange personnel
[2] Voir J. Goody (1979). La raison graphique, Paris : Minuit.
[3] Cf. https://spv-vd.ch/docs/SPV_enqueteJ14_web.pdf
[4] Cf.https://www.vd.ch/toutes-les-actualites/news/leducation-numerique-et-la-formation-professionnelle-au-coeur-de-la-rentree-scolaire-vaudoise-2018/
[5] Échange personnel
[6] Échange personnel