Une enfant au sein de l’œuvre « Algo-r(h)i(y)thms » (2018) de l’artiste argentin Tomás Saraceno, exposée au Palais de Tokyo, à Paris (photographie © Andrea Rossetti, détail)
Le confinement est différent pour chacune et chacun d’entre nous[1]. Sa réalité vécue dépend de chaque situation économique, sociale, familiale : quelle taille fait l’appartement ? Le salaire continue-t-il d’arriver ou non ? Combien d’enfants à qui il faut faire l’école chaque jour ? Combien de proches pour qui on s’inquiète ? Quelle prise de risque sanitaire dans le cadre de son travail ? Le genre façonne la réponse à chacune de ces questions, et, comme un miroir grossissant, le confinement révèle la charge économique, mentale, relationnelle, et éducative qui incombe aux femmes. Il révèle aussi la vaste féminisation des métiers de soins qui placent les femmes en première ligne des risques sanitaires. Il nous rappelle, concrètement, la centralité des pratiques de care dans nos vies sociales et économiques, ce monde du care ou care-monde selon le terme de Pascale Molinier[2], et qui permettent, en temps de pandémie comme en temps « normal », à la société de (sur)vivre et au monde économique néolibéral d’être vivable.
Il y a bien des façons d’être et de rester féministes en confinement, et elles dépendent comme toujours de nos situations matérielles et émotionnelles. Mais, en confinement, nos stratégies d’adaptation, d’évitement, de négociation, de décharge sur d’autres ou de collectivisation d’un certain nombre de tâches, ne fonctionnent plus. Qu’y a-t-il à apprendre sur nous-mêmes, comme féministes, de cet isolement contraint ? La réponse sera collective, bien sûr, mais aussi forcément personnelle. Si la crise révèle la place du care dans nos vies, elle la change aussi fondamentalement en recentrant, pour beaucoup d’entre nous, notre temps, notre attention, notre énergie psychique, sur ces tâches et les relations qu’elles impliquent, avec celles et ceux qui partagent notre confinement, et aussi celles et ceux qui sont loin de nous.
Pas un recoin de l’appartement où je suis confinée sans que la présence des autres, et de leurs besoins, ne se fasse sentir, entendre, voir. Ces relations exigent de moi attention et réponses, réquisitionnent mon énergie. Eduquée et socialisée comme une femme, je passe mon temps à anticiper ou percevoir les besoins, à tenter d’y répondre, inlassablement car ces besoins sont changeants, et, comme notre vie organique, sans cesse renouvelés. Cuisiner, nourrir, soigner, laver, vêtir, inculquer, écouter, jouer, et rire quand même. Alors même qu’il s’agit, pour la plupart de ces tâches, d’activités pleines de sens – éduquer, prendre soin – elles sont tantôt gratifiantes, tantôt franchement ingrates.
Malgré toutes mes convictions féministes sur l’importance des activités de care et la nécessité impérieuse de les revaloriser socialement, à la fin de la journée ce n’est pas la plénitude mais le plus souvent pas mal d’hébétude. Bien sûr, je mesure le privilège de pouvoir m’occuper de mes enfants quand tant d’autres doivent continuer à travailler dans des conditions difficiles, ou n’ont tout simplement pas les moyens de subvenir aux besoins de leurs enfants. Mais, à la féministe que je suis, je demande : pourquoi est-il si difficile de valoriser le travail de soin, d’éducation, de maternage, que nous sommes nombreuses et nombreux – à être forcé·e·s d’accomplir en continu en ces temps exceptionnels ? Pourquoi me laisse-t-il le sentiment de ne pas valoir grand-chose ?
Les théoriciennes féministes ont apporté depuis longtemps des réponses à cette question : la dévalorisation est le produit de la naturalisation de ces tâches, comme si les femmes savaient de façon innée les effectuer et étaient de toute façon programmées biologiquement en vue de les accomplir. La naturalisation permet de dévaloriser la valeur économique de ces tâches, confirmant ainsi leur dévalorisation sociale – une dévalorisation qui se traduit aussi par le fait que les femmes qui en ont les moyens matériels s’en déchargent sur des femmes plus pauvres, et très souvent immigrées. Je sais tout cela, mais le confinement donne l’occasion de ressentir et de percevoir l’étendue psychique, émotionnelle, sociale et politique du problème : j’ai beau savoir qu’il faut revaloriser socialement et économiquement les activités de care, je ne souhaite pas pour autant y être assignée à temps plein. Une seule solution : les partager. Mais comme souvent la question est : comment ?
Selon la théoricienne féministe Donna Haraway, nous devons nous demander « avec quel sang mes yeux ont-ils été fabriqués ? ». Autrement dit, en temps « normaux », mon sentiment d’existence et d’accomplissement en tant que personne est rendu possible par un ensemble de ressources, publiques et privées, par des institutions – de l’université où j’enseigne à l’école publique –, par des relations qui soutiennent ma soi-disant « autonomie » et mon soi-disant « accomplissement ». C’est ce sang qui me permet de voir. De plus, je viens d’une lignée de femmes aux relations ambivalentes avec le soin, en particulier quand il s’agit de nourrir les autres. Ma grand-mère se plaignait inlassablement de devoir cuisiner trois fois par jour pour sa famille. Sa propre mère, veuve de la guerre 14-18 ayant élevé seule ses deux enfants, en avait tiré la conclusion, à l’attention de sa petite-fille – ma mère donc – que celle-ci ferait bien d’avoir des « domestiques ». Ma mère a bien appris sa leçon et s’est en partie déchargée de ces tâches nourricières sur une autre femme, d’origine immigrée, au profit d’une carrière professionnelle très réussie, et rare pour sa génération.
Au bout de cette lignée, qui « lave mes chaussettes », selon la formule ironique de Sara Farris à l’attention des féministes ? Je partage les charges parentales avec un conjoint et nous nous déchargeons d’une partie sur une autre femme, elle aussi immigrée. Cette chaîne du care globalisée, pour reprendre l’expression de la sociologue Arlie Hochschild,[3] est basée sur des asymétries économiques majeures, et nous permet à tous les deux de travailler. Me permet à moi, féministe, de travailler. C’est ce sang qui me permet d’oser exiger plus que ma mère, ma grand-mère et mon arrière-grand-mère n’ont pu le faire : travailler et m’occuper de mes enfants, mais pas tout le temps et pas toute seule. Et ce sang n’est pas le mien, mais il ne m’est pas étranger non plus ; au contraire, il participe d’une relation qui me constitue telle que je suis. Autrement dit, pas d’émancipation sans liens. Le problème dans cette relation et de ce partage du care, c’est que j’ai la responsabilité individuelle de corriger les asymétries sur lesquelles cette relation est construite, car ni le droit du travail, ni le salaire horaire minimum, ni les politiques d’immigration ne constituent des moyens de rééquilibrer cette relation. Bien au contraire, ils permettent d’augmenter l’asymétrie et la vulnérabilité de celles qui font le travail de care, et protègent le privilège de celles et ceux qui sont déjà privilégié·e·s.
Le partage du care devrait donc se faire selon des modalités qui en permettent la revalorisation économique, ce qui passe forcément par une déliaison de ce travail avec le groupe social des femmes. Les plans féministes de sortie de la crise économique font de celle-ci une opportunité de transformation sociale axée sur la question du care et de la reproduction sociale. Qu’il s’agisse de l’analyse des féministes marxistes[4], du plan de relance économique féministe de l’Etat d’Hawaï[5], ou des demandes des groupes issues de la Grève des femmes Suisse sous la bannière «nos vies valent plus que leurs profits»[6] – trois textes à lire absolument ! – toutes les initiatives mettent en avant la revalorisation salariale du secteur du care, l’amélioration des conditions de travail, de retraite et de chômage dans la santé et l’éducation. Et demandent, pour les travailleuses domestiques, l’investissement de l’Etat dans ces secteurs et la régularisation des travailleuses immigrées sans papiers. Pour autant qu’elles soient bienvenues, importantes et justes, ces propositions manquent une dimension du problème : elles ne remettent pas en cause la norme même sur laquelle est basée la naturalisation et la dévalorisation du care. Elles proposent un partage toujours relativement inéquitable, mais qui se ferait dans de meilleures conditions pour celles qui sont principalement investies dans ces activités. C’est essentiel et nécessaire, mais pas suffisant.
De la même façon, les propositions pour faire advenir le changement social en matière de care grâce à un nouveau partage des tâches domestiques et éducatives au sein des couples hétérosexuels, grâce au congé paternité ou à la bonne volonté, restent aussi insuffisantes. S’il est évident que la revalorisation du care doit passer par l’investissement des hommes, les moyens pour y parvenir restent maigres : il faut quand même se rappeler que ce sont principalement des femmes qui militent pour le congé paternité… Et surtout, le partage au sein des couples hétérosexuels, en particulier pendant la période d’élevage des enfants, pour tout essentiel qu’il soit, est loin de couvrir l’intégralité de nos besoins de soins. Si le couple hétérosexuel est l’unique matrice à partir de laquelle est pensé le partage du care, comment se fera le partage des soins aux personnes âgées, aux malades, aux personnes vulnérables, et dans toutes les configurations familiales, nombreuses, qui ne reposent pas sur un couple hétérosexuel?
La philosophe du droit canadienne Jennifer Nedelsky propose un partage du care simple et radical : nous devrions tous et toutes consacrer la moitié de notre temps à des activités de care non rémunérées, qu’il s’agisse d’activités pour des proches ou pour d’autres personnes qui en ont besoin. Cela veut donc dire que nous devrions tous et toutes travailler seulement à temps partiel dans une activité rémunérée. Ce n’est pas la solution du « salaire maternel » rêvée il y a longtemps, et encore parfois aujourd’hui, par certaines féministes. Dans la proposition de Nedelsky, ce n’est pas la rémunération qui fait la revalorisation – il est probable que nous ne souhaitions pas marchandiser et monétiser toutes les activités de care –, mais bien son partage universel (ce qui n’empêche pas de revaloriser économiquement les professionnelles du care). Les normes de cumul du travail rémunéré et du travail de care qui régissent nos sociétés actuelles sont insoutenables sur le long terme ; elles génèrent et renforcent des inégalités entre hommes et femmes et entre femmes, et elles sont inadaptées à nos besoins sociaux, émotionnels et de santé. Or, nous sommes tous et toutes dépendant·e·s, nous avons toutes et tous un besoin de care. Il varie selon les moments de notre vie, mais il existe toujours et pour tout le monde, n’en déplaise à ceux qui se vivent comme des self-made men – leur vieillesse sera un douloureux moment de vérité –, ou à celles qui pensent comme la CEO de Facebook Sheryl Sanders qu’il suffit de « lean in » pour mener de front carrière et famille – la crise économique risque de porter un coup à leurs ambitions. Parce que le care est un besoin universel, il doit être universellement partagé et non pas sectorisé ou affecté d’office à une partie seulement de la société.
Le confinement, c’est l’expérience des liens, et de leurs contradictions, dans une forme inédite. Des liens qui soutiennent mais aussi semblent mettre à mal notre autonomie, parfois en même temps. Construire la fameuse « chambre à soi » à partir de bric et de broc dans un appartement trop petit, ou courir après « l’indépendance » permise par le travail rémunéré avec des enfants accrochés à ses basques, ou des parents vieillissant au bout d’une ligne de perfusion affective et économique. La question du lien est au cœur de nos paradoxes féministes : s’émanciper est-ce rompre les liens ou en créer de nouveaux ? Et quelles formes doivent-ils prendre ? Le coronavirus met à nu toutes les chaînes de dépendances qui nous permettent de sur/vivre. Pour une fois, ce sont ces chaînes qui occupent l’espace médiatique : des soignantes et des soignants qui tentent de sauver des vies, des parents qui éduquent à domicile, des employées de service qui désinfectent supermarchés et hôpitaux. Espérons qu’avec cette nouvelle vision, ce nouveau sang dans nos yeux, nous voyons ces chaînes pour ce qu’elles sont : des perfusions qui nous maintiennent en vie, tous et toutes autant que nous sommes, qui nous permettent d’être et de rester humains, et dont nous devons donc partager, tous et toutes, la responsabilité.
Eléonore Lépinard, sociologue, Université de Lausanne
[1] Une version courte de ce texte est parue sous la forme de tribune sur le site du journal Libération le 10 mai 2020.
[2] Molinier, P. (2018). Le care-monde. Trois essais de psychologie morale. Paris : ENS Éditions.
[3] Hochschild, A. (2000). « Global Care Chains and Emotional Surplus Value », in A. Giddens & W. Hutton (éds.). On the Edge. Globalization and the New Millennium. Londres : Sage Publishers, 130-146.
[4] https://spectrejournal.com/seven-theses-on-social-reproduction-and-the-covid-19-pandemic/
[5] https://humanservices.hawaii.gov/wp-content/uploads/2020/04/4.13.20-Final-Cover-D2-Feminist-Economic-Recovery-D1.pdf
[6] https://ssp-vpod.ch/downloads/campagnes/greve-des-femmes-19/nos-vies-passent-avant-leurs-profits.pdf On peut aussi citer la proposition d’un nouveau contrat social autour du care proposée par de nombreuses personnalités suisses : http://www.denknetz.ch/une-societe-du-care/