Jusqu’à récemment, la télémédecine ne participait pas de la « Success Story » que les médias nous relatent actuellement. Un rapide tour d’horizon des gros titres des journaux tant anglophones que francophones souligne ce retour au premier plan de la télémédecine, dont on fait l’éloge dans un contexte sanitaire marqué par l’irruption de la maladie du COVID-19.
Certes, la télémédecine est une pratique qui n’est pas nouvelle. Elle s’implantait toutefois lentement au sein des systèmes de santé, ceux-ci faisant face à des enjeux à la fois économiques, technologiques, organisationnels et sociaux. Pour beaucoup de professionnels de la santé et de patients, elle restait un concept, mais depuis la pandémie, elle est devenue une réalité. Une réalité qu’il faut apprivoiser pour limiter les risques de contamination, pour assurer une continuité dans la prise en charge des maladies chroniques. Parce qu’elle limite les déplacements à l’hôpital ou en clinique, et permet une « distanciation physique » nécessaire en ce temps de pandémie, subitement, la télémédecine semble représenter la solution idéale ; mais devient aussi la solution idéalisée par les pouvoirs publics.
Nous ne pouvons pas nier le fait que la télémédecine se présente comme une solution qui s’impose à nous en cette période de crise sanitaire. Une solution qui permet d’évaluer des cas potentiels de COVID-19 à distance, de procéder au triage des patients, et d’alléger un système de santé bien éprouvé. Néanmoins, il est nécessaire de demeurer prudent face à ce soudain engouement.
Les conditions d’acceptation et de succès des dispositifs de télémédecine sont relativement bien documentées dans la littérature scientifique. Cependant, les enjeux en termes de réorganisation de la pratique clinique doivent encore faire l’objet d’études empiriques approfondies[1]. En effet, au regard des nombreuses recherches menées depuis plus de 15 ans sur la télémédecine, la communication patient/soignant dans le contexte spécifique de la pandémie reste insuffisamment analysée et comprise[2]. Car au-delà des bénéfices économiques et sociaux que la télémédecine semble procurer, elle doit aussi pouvoir apporter une valeur ajoutée aux médecins et aux patients, notamment sur le plan de la relation clinique. Ainsi, même si un dispositif de télémédecine permet de produire des situations de co-présence à distance, de nombreux auteurs ont déjà souligné l’importance des enjeux communicationnels et relationnels lors de téléconsultations médicales. C’est aussi ce qu’illustrent ces témoignages de médecins, issus du projet TeleMed[3] (Ottawa, Canada), qui mettent l’accent sur la distance physique mais aussi affective qu’instaure la consultation médiatisée par les écrans.

Même si la présente crise vient nous rappeler que la télémédecine existe – depuis longtemps – et qu’elle a sa place au sein de notre système de santé, on ne doit pas oublier qu’elle est un outil de communication mis au service d’une relation clinique qui va se nouer à distance. Et la qualité de cette relation clinique peut être (considérablement) mise à l’épreuve. En effet, l’usage de la télémédecine conduit à une réorganisation de l’activité clinique parce qu’elle introduit de nouvelles contraintes, en particulier celles de la distance physique avec le corps du patient. L’absence de contact en face à face implique que le médecin soit relié au corps du patient via des images projetées sur un écran, ce qui peut être déstabilisant tant pour le médecin que pour le patient. Il ne s’agit donc pas de reproduire une pratique clinique existante pour simplement la transposer dans le cadre de téléconsultations médicales. Car au-delà du « travail invisible » qu’impose la télémédecine, dont Nelly Oudshoorn a mis au jour trois variantes (travail affectif, travail d’inclusion, travail d’articulation), la consultation à distance nécessite la reconfiguration d’une autre forme de travail : le travail sensoriel[4] (voir la portion en gris dans le schéma ci-dessous).

Ce travail sensoriel est exercé par le médecin dans toute consultation en face à face. En télé-consultation, il doit être délégué au patient ou mis en œuvre différemment afin de permettre au médecin de « sentir-à-distance »[5]. Un enjeu important, ici, est le maintien de la qualité de la relation qui s’établit entre le médecin et le patient, mais aussi la garantie de la qualité du diagnostic que le médecin effectue via le dispositif technique qu’il utilise. Pour ce faire, le dispositif technique doit équiper de façon adéquate l’observation du médecin. Il doit en effet lui permettre – et il s’agit là d’un défi important de la télémédecine – de bien repérer et identifier les différents signes (verbaux et non-verbaux) qui lui permettront de porter un jugement adéquat face à une situation clinique donnée.
Introduire la télémédecine dans l’offre de soins nécessite que les professionnels de la santé soient formés non seulement à l’usage de la technologie, mais aussi à la communication à distance avec un patient. Ainsi, la « Success Story » de la télémédecine en période de pandémie vient aussi souligner le besoin de développer des programmes de formation pour améliorer les compétences communicationnelles des médecins, et notamment soutenir leur habileté à exprimer de l’empathie durant une téléconsultation[6].
Sylvie Grosjean, Professeur titulaire à l’Université d’Ottawa (Canada), Chaire de recherche en francophonie internationale sur les technologies numériques dans le domaine de la santé
[1] Oudshoorn, N. (2011). Telecare technologies and the transformation of healthcare. Basingstoke, England: Palgrave Macmillan.
[2] Lupton, D. & Maslen, S. (2017). « Telemedicine and the senses: a review ». Sociology of health & illness, 39(8), 1557-1571.
[3] http://ctilab.ca/language/fr/portfolio/travail-sensoriel-et-prise-de-decision-clinique/
[4] Lupton, D. et Maslen, S. (2017). « Telemedicine and the senses: a review ». Sociology of health & illness, 39(8), 1557-1571.
[5] Grosjean, S., Cherba, M, Nahon-Serfaty, I., Bonneville, L. et Waldolf, R. (2020). « Quand la distance reconfigure la pratique clinique. Une analyse multimodale des interactions en télémédecine ». Communiquer. Revue de communication publique et sociale, 29. https://journals.openedition.org/communiquer/35.
[6] Liu, X., Sawada, Y., Takizawa, T., Sato, H., Sato, M., Sakamoto, H. et al. (2007). « Doctor-patient communication: A Comparison between telemedicine consultation and face-to-face consultation ». Internal Medicine, 46(5), 227-232.