Depuis les premiers jours de mai, dans le quartier d’Eimsbüttel à Hambourg, un bruit familier résonne à nouveau : le vrombissement des avions qui rejoignent l’aéroport tout proche. Au fil des mois, ces sons étaient devenus pour moi un marqueur de temps, mais aussi de direction du vent, annonçant plus ou moins certainement la pluie. La ville étant très verte, les avions ne couvrent cependant pas le chant des oiseaux qui s’en donnent à cœur joie sous un soleil printanier magnifique tout autant qu’exceptionnel après un hiver particulièrement pluvieux et maussade.
Cet univers sonore donne l’effet d’un retour « à la normale ». Mais, tous les soirs à 21h00, les cloches de l’église voisine sonnent en l’honneur des personnels soignants et des travailleurs et travailleuses indispensables, et apporte une coloration inédite à ce fond sonore. Dans les rues, mai marque aussi une césure. Les stores des magasins ne sont plus baissés et l’Osterstrasse, rue de petits commerces, reprend ses habitudes. Pas vraiment davantage de monde, mais tous et toutes avec des masques, obligatoires dans les transports et les magasins. Bref, plutôt un « retour à l’anormal » pour reprendre Omar Youssef Souleimane.
La sortie du semi-confinement à Hambourg ne représente pas un choc. Tout se déroule dans le calme et de manière ordonnée. Dès le 17 mars, le Gouvernement de la Ville-État nous a demandé de rester chez nous et a interdit les rassemblements de plus de deux personnes. Ce qui ne fut pas une surprise. Les lieux de rassemblement se sont fermés par vagues, de même que les écoles et les crèches, jusqu’au moment où les magasins non essentiels ont baissé leurs rideaux. Mais la population hambourgeoise avait déjà intériorisé les mesures ; le centre ville était déjà quasiment désert. Il faut bien sûr dire que la culture ambiante facilite la mise en place des gestes barrières, ce que toute personne ayant passé par l’Europe du Nord aura pu remarquer. Il n’y a pas eu besoin de beaucoup d’efforts pour que la population cesse de se faire la bise – pratique absolument inexistante – ou de se serrer la main. Dans les rues qui ne se sont jamais vidées, il était tout à fait courant de voir les gens tenir les distances et cela sans besoin de présence policière, le regard social étant tout à fait suffisant. Car oui, les gens se promènent, sur recommandation du Maire. Tout le monde sans exception est invité à « aller prendre l’air ». Dès le départ, les autorités ont craint que les personnes vulnérables s’enferment et développent d’autres pathologies. Quant aux magasins de fleurs, ils ont ouvert depuis plusieurs semaines déjà, colorant les rues. Entre mars et avril, l’ours hambourgeois semblait simplement légèrement assoupi. Il se réveille aujourd’hui dans une atmosphère faite de contrôle et de calme, qu’appuie une communication officielle tout sauf anxiogène. Sur la page Internet principale de la ville, sont mis en avant le nombre de cas, celui des nouveaux cas et celui des personnes guéries, mais pas le nombre de morts.
Même si Hambourg a représenté un cluster en Allemagne, ce n’est pas un sentiment de ville assiégée et en guerre que nous avons ressenti. Il faut tout de même rappeler que la ville a connu l’expérience de la destruction de la guerre, elle qui était presque rasée en juillet 1943 lors de l’opération Gomorrhe qui a provoqué une tempête de feu (Feuersturm) dont le souvenir est resté puissant parmi la population. C’est dire combien le vocabulaire guerrier n’est pas adapté pour mobiliser les foules, comme l’ont montré les différentes interventions d’Angela Merkle et de Frank-Walter Steinmeier qui, lui, préfère parler d’un « test pour l’humanité ». Il y a toutefois eu un moment de stress et un problème qui a mobilisé l’opinion publique émue : les frontières étant fermées, qui pour ramasser les asperges ? Le Gouvernement a alors apprêté des avions pour faire venir des saisonniers qualifiés. Ouf, nous aurons des asperges à profusion. Anecdotique ? Pas quand on comprend combien ce légume est ancré dans la culture allemande. Véritable rituel printanier, l’asperge apporte un repère alimentaire tout autant qu’émotionnel durant cette période.
Qu’est-ce que ça change de vivre le confinement à Hambourg ? Menant la vie nomade traditionnelle du monde académique, dans ce moment plus que dans d’autres, on prend conscience de vivre à cheval sur plusieurs lieux, la Suisse, Moscou, l’Angleterre et Hambourg. En temps normal, le passage d’un espace à un autre se fait en prenant un avion ou le train, même si les nouvelles technologies entraînaient déjà des chevauchements de spatialité dans le temps, avec désormais l’accès non seulement aux informations mais aussi aux gens. Qu’elle me semble loin l’année académique 2001-2002 passée à Moscou, quand Internet ne se trouvait que dans quelques cybercafés qui faisaient payer une fortune l’heure d’utilisation et que seul le téléphone, au prix lui aussi exorbitant, me reliait à mes proches quelques minutes par semaine. À cette époque, la Suisse me paraissait bien lointaine, sentiment fortement renforcé par la qualité des lignes téléphoniques. Désormais, après un appel vidéo à Moscou, j’en passe un autre en Angleterre, avant de refaire un petit tour par la Suisse et envoyer un SMS à Hambourg. Les frontières ont disparu, d’autant plus que l’utilisation du Wi-Fi a rendu caduque la crainte des frais de roaming. Aussi, ce qui fait la spécificité de l’expérience du confinement d’une Suissesse à l’étranger est qu’il n’y a pas vraiment de spécificité. Comme toute la population suisse, je suis les conférences de presse du Conseil fédéral, je ris aux gags autour de nos dirigeant·e·s et signe des pétitions. Rien de moins que ce que je ferais en Suisse, en suivant par ailleurs la situation dans les pays qui me tiennent à cœur.
Serait-ce donc l’abolition des frontières ? L’ internationalisme numérique a ses limites : les frontières sont concrètement fermées et l’historienne se questionne. Certes, personne ne croyait vraiment à la fin de l’État-Nation, même si depuis vingt ans nous thématisons la mondialisation et abordons nos recherches sous l’angle de l’histoire transnationale. Mais la rapidité et la force avec lesquelles les gouvernements se sont repliés sur les frontières ne cessent d’étonner. Si cette crise devait dévoiler au grand jour des tendances fortes qui existaient préalablement, il serait bien de ne pas oublier qu’elles ne consistaient pas seulement en des positions pour un monde plus juste et égalitaire, mais également en une montée de l’extrême-droite que pudiquement – déjà un effet de sa normalisation – on appelle « populisme ». Et même si comparaison n’est pas raison, même si on n’étudie pas l’histoire pour éviter les erreurs du passé, l’historienne du XXe siècle a de la peine à ne pas penser à la possible catastrophe qu’évoquent Noam Chomsky et Edgar Morin, témoins de cette période ancienne et sombre. Déjà, les « démocraties illibérales », comme la Hongrie et la Pologne, profitent des pleins pouvoirs pour rogner encore davantage sur les libertés fondamentales. En Russie, par contre, le désintérêt de Poutine pour les affaires internes est désormais manifeste, même pour ses plus ardents soutiens ; les derniers sondages montrent un abaissement fort de sa popularité et plus de 60% des Russes sont en faveur d’une limite d’âge pour la fonction présidentielle. En rejetant toute la responsabilité de la situation actuelle sur les gouverneurs de région, Poutine permet aux meilleurs d’entre eux de prendre de l’envergure politique. On pourra peut-être voir enfin la fin d’une ère.
La question de la spatialité interroge l’historienne du genre sur un autre sujet, le corps. On voit fleurir de nouvelles réflexions sur sa présence au monde. Les longues discussions en vidéo avec un verre ont désormais un nom, les « skypéros ». Et comment les femmes s’y présentent-elles ? Le style « naturel » semble prendre le dessus. Les ventes de maquillage ont chuté. Nouvelle lame de fond qui libérerait les femmes de l’injonction à la beauté ? Ou simple parenthèse dans une vie déjà bien chargée ? Le corps des femmes change, même les cycles menstruels se dérèglent, phénomène connu dans les moments de crise. Mais attention, il ne faudrait surtout pas grossir. Peu ont remis en cause cette injonction ; bien au contraire, dans les montages « humoristiques » avant/après le confinement qui pullulent sur les réseaux sociaux, un corps de femme ronde fait souvent figure de repoussoir. Mais, le corps des femmes souffre d’une violence exacerbée à leur encontre dans cette situation d’incertitude. Les mesures mises en place, dans l’urgence, pour répondre à cette détresse seront-elles enfin pérennisées ? Ou continuerons-nous à n’y voir que du « domestique » ? Il y a aussi une souffrance plus latente, celle de la charge mentale. Après la double charge, voici venir la triple charge des mères avec la gestion de la scolarité des enfants ; beaucoup se sentent au bord du burn out. Cela conduira-t-il à la prise de conscience du travail féminin non rémunéré ? Ou devront-elles, à la fin, se contenter d’un « merci, mais on continuera comme avant » ? De même pour les soignantes, les caissières et toutes ces femmes qui tiennent la société debout, pendant que les hommes puissants causent. Cela sera-t-il récompensé et reconnu dans les faits ? Et ce virus, précipitera-t-il la révolution féministe et écologique en marche, ou signera-t-il son arrêt de mort ?
Prédire la suite qui sera donnée à ces questions, ce qu’on demande souvent aux historien·ne·s, peut conduire seulement à se tromper. Je me souviens de cette phrase de Marc Ferro au détour d’une interview sur les Révolutions russes de 1917 : « les historiens prédisent très bien le passé ». Nous laisserons donc le soin aux historien·ne·s du futur de nous expliquer combien tout cela était prévisible et explicable. Pour l’historienne des épidémies Mary Lindemann, il est trop tôt pour analyser cette pandémie comme de l’histoire. Au temps présent, les historien·ne·s sont toutefois des témoins qui peuvent apporter leur pierre à l’édifice de la compréhension du fonctionnement des sociétés et des cultures pour faire face à la situation. Ils et elles peuvent également contribuer à produire les sources du futur, comme dans le cas du projet corona-memory.ch, bande de mémoire numérique hébergée par les Archives fédérales et les Archives sociales dans laquelle les membres de la société suisse sont invités à déposer leurs histoires, leurs souvenirs et leurs images de cette période. Car aujourd’hui, chaque pays développe sa propre bande de mémoire numérique, permettant à cet outil d’archivage du quotidien d’apparaître au grand jour. Je regarde ces projets avec une avidité certaine, mais aussi avec la petite pointe de culpabilité du témoin qui pourrait produire des documents mais qui ne le fait pas – avouons-le, mon agenda n’a jamais été aussi vide, même les rares rendez-vous sont inscrits sur des feuilles volantes qui partent à la poubelle et mon journal, d’habitude bien rempli lors de mes pérégrinations à l’étranger, prend la poussière.
En attendant de voir dans quel monde, forcément nouveau et «anormal», nous vivrons, il reste à profiter des joies des promenades ensoleillées du printemps à bonne distance (1.50 mètre) de la personne qui vous accompagne, en éternuant dans un mouchoir ou son coude et en portant son masque de manière correcte – sous le nez, ce n’est pas efficace.
Magali Delaloye, boursière FNS, Advanced Postdoc Mobility, Université de Hambourg