Le « toilettage » de mon chat

« Une voisine m’envoie un message pour me dire qu’il y a une photo de mon chat qui circule sur Facebook avec un intitulé : “Qui connaît cette minette ?” Les propos se multiplient : “Oui, je la vois souvent ; elle a envie de jouer.” ; “Elle fait comme chez elle, dis donc.” ; “Elle n’a pas de collier.” ; “Elle a pas l’air d’avoir faim.” ; “Elle se la pète, la minette.” ; “C’est un chat de race, elle doit avoir une proprio.” Jusqu’à ce qu’une personne clôture l’enquête du quartier en disant : “Elle s’appelle Opaline et elle habite au Ch. de…” »

Avril 2020

Le confinement rétrécit l’échelle des attentions collectives aux événements de proximité et le rythme social au ralenti resserre notre expérience du temps et de l’espace : un chat peut devenir, le temps d’une après-midi, un objet d’échange social entre des personnes qui n’avaient jamais eu l’opportunité de se parler auparavant, ni même de prendre note de la présence d’un chat dans leur jardin. Si l’on suit le sociologue Norbert Elias ([1965] 1985)[1], ces échanges sont des liens de commérage : ils permettent de conjurer l’étrangeté d’une situation, de s’assurer du respect des règles et de réitérer les critères de l’appartenance à la communauté de voisinage. Pour Elias, le commérage et la rumeur sont des moyens d’intégration de celles et ceux qui «font juste» et agissent de manière conforme ainsi que des moyens d’exclusion des déviants qui, au contraire, transgressent les normes plus ou moins informelles de la communauté. Le commérage permet également de garder la mémoire des trahisons passés, de «traquer» la fiabilité des personnes et de sanctionner celles qui tirent bénéfice de l’appartenance sans en payer le prix. Bref, pour Elias, c’est la convenance qui est au cœur du commérage : elle rappelle «l’inter-dit» du groupe, ce qui le lie et ce qu’il interdit. Par définition bavard, le commérage donne lieu à des petites indignations qui rappellent à l’ordre les déviants.

Pourtant, on le voit bien ici, le commérage ne mérite pas nécessairement cette tonalité péjorative. La rumeur et le commérage ne doivent pas être réduits à leurs déclinaisons négatives, à savoir la pratique malveillante de la médisance ou l’exercice impitoyable de la calomnie. Les micro-enquêtes de quartier visent aussi à maîtriser ce qui se passe dans notre environnement – surtout quand celui-ci redevient un milieu de vie dans lequel nous sommes totalement immergés. A qui est ce chat ? N’est-il pas trop chic pour se promener dehors ? Pourquoi n’es-tu pas sorti au balcon pour applaudir les soignants ? D’où vient ce nouvel client ? Qui est ce nouveau locataire ? Le bavardage conjure les événements inattendus qui sont susceptibles d’altérer l’espace social que constitue l’immeuble ou le quartier en les réinscrivant dans de petits récits partagés. L’anthropologue Robin Dunbar (2004) propose à cet égard une jolie hypothèse : le commérage aurait la même fonction, dans nos sociétés élargies, que l’épouillage dans les groupes de primates non-humains : celle de «faire lien»[2]. Alors que l’épouillage nécessite un contact physique de proximité que des communautés plus larges ne peuvent plus assurer, le commérage, même s’il circule de proche en proche, rend possible la constitution de liens sociaux plus étendus. Il permet de se renseigner sur l’allocation de nourriture et sur le comportement des prédateurs, d’établir des liens de confiance mutuelle et d’échanger des informations sur les membres du groupe, en particulier sur qui fait quoi, qui est lié à qui ou qui a le droit d’imposer des obligations sur qui. Franchissant les limites étroites de la co-présence, le commérage permet d’avoir plus d’oreilles pour entendre et d’yeux pour voir – y compris pour voir ce qui se passe derrière notre dos. Comme le rappelle Dunbar, le terme anglais gossip vient du terme “godsibs”: celles et ceux, tels les parrains et marraines, dont on est très proche et qui nous orientent dans la vie sociale. C’est cette logique du proche et du rapprochement qui anime le « toilettage social » qu’est le commérage.

Cette logique tend à partir en vrille avec les réseaux sociaux virtuels, tel Facebook, qui bradent les e-réputations, dérégulent les mécanismes de « toilettage social » et tendent à délaisser un élément essentiel de la conversation de proximité : celui de l’engagement concret et pratique dans des activités partagées. Or, l’engagement mutuel redevient possible avec les pages Facebook de quartier qui se multiplient pendant l’épidémie et œuvrent ainsi à une réconciliation improbable : celle de la fonction ancestrale de l’épouillage et des nouvelles possibilités technologiques. D’ailleurs, je dois vous laisser – une voisine inconnue m’a rapporté mon chat, sale et décoiffé…    

Laurence Kaufmann, Université de Lausanne


[1] Norbert Elias (1985) [1965] « Remarques sur le commérage », Actes de la recherche en Sciences Sociales, 60, pp. 23-29.

[2] Robin Dunbar (2004) « Gossip in Evolutionary Perspective », Review of General Psychology 8(2), pp. 100–110.