« Une institution totale est un lieu de résidence et de travail, où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées. » Erving Goffman (1968 [1961]). Asiles. Étude sur la condition sociale des malades mentaux. Paris : Éditions de Minuit. |
Pour Goffman, qui met l’accent sur la pluralité des rôles que nous sommes amenés à jouer dans le monde social, les « institutions totales » procèdent à une « dépluralisation » de l’être humain : elles tracent une frontière imperméable entre le « dedans » et le « dehors » et dépossèdent l’individu des multiples rôles dont il est coutumier (parent, ami, jogger, amateur de musique, etc.). L’on peut faire un lien avec la situation que produit actuellement le coronavirus, qui tend à redéfinir les lieux susceptibles d’entraîner une telle « dépluralisation » et à remettre en cause les frontières entre leur « dedans » et leur « dehors ».
Il est intéressant, en effet, de faire le lien entre notre situation de confinement matériel, en tant qu’individus physiques enfermés à domicile, et la situation de confinement immatériel de nos rôles sociaux : nous sommes réduits à n’être plus que des « confinés à la maison ». Les institutions totales ne sont désormais plus seules à limiter la pluralité de nos rôles sociaux. Cela peut à présent arriver partout et en toute situation, ou presque. Lorsque l’on fait un tour en voiture et que l’on regarde les gens qui se baladent encore dehors, on peut très bien se dire : « Voilà encore des confinés qui ne respectent pas totalement leurs devoirs », et non plus « Voilà encore un sportif qui s’entraîne pour les 20km de Lausanne ».
Nous pouvons aussi voir l’hôpital comme étant l’une de ces « institutions totales » qui réduisent l’individu atteint du coronavirus au rôle de « malade ». En fait, il me semble que nous distinguons spontanément plus ou moins trois catégories de rôles durant cette période de crise : « le malade », « le potentiellement malade » (que l’on peut aisément basculer dans la première catégorie), et « les soignants ». Ce dernier rôle interpelle aujourd’hui. En effet, pour Goffman, l’asile psychiatrique est une institution totale qui instaure des places fondamentalement asymétriques : alors que le personnel soignant a toujours une pluralité de rôles à endosser, le patient, lui, n’a plus qu’un seul et unique rôle à jouer, celui de « reclus ». Cependant, depuis quelques semaines, cette pluralité a drastiquement diminué pour le personnel soignant. Ce sont des médecins, des infirmiers et plus généralement des soignants que nous applaudissons tous les soirs, et non pas des mères, des pères, des oncles, des sœurs ou des cousins. En plus de cela, ce rôle leur colle tellement à la peau que certains membres de leur voisinage préféreraient qu’ils n’habitent pas leur immeuble, voire leur quartier, afin de réduire les risques de contamination. Que ces médecins, infirmiers ou aides-soignants soient plus que cela – des parents, par exemple – n’a plus guère d’importance.
Cette dernière remarque permet aussi d’observer qu’avec la pandémie, même les deux catégories de rôles « malade » et « soignant » semblent être brouillées et finissent par former un seul rôle ou catégorie partagés, dans un monde comparable à une gigantesque « institution totale » : nous sommes tous devenus « potentiellement contagieux ».
Ergita Hoti, étudiante en sciences sociales à l’Université de Lausanne