La vie en confinement s’apparente-t-elle à une migration ? Dans La migration comme métaphore, j’ai développé l’idée que « nous étions tous des migrants »[1]. Nous passons tous d’un monde à l’autre au cours de nos vies, parfois même sans nous déplacer : notre monde, nos mondes changent au point où les personnes âgées ne parviennent plus à reconnaître dans le monde du présent celui de leur jeunesse. Toutefois, tout déplacement et toute transformation de nos mondes ne sauraient être considérés comme une migration. Pour que cela soit le cas, il faut qu’y soient associées des pertes signifiantes, qui engendrent des deuils.
Migrations forcées au temps du coronavirus
Dans la situation que nous avons vécu avec le Covid-19 et les mesures de semi-confinement, nous sommes clairement passés d’un monde à un autre : le sens du lien social, du travail, de la famille, de la santé, du présent et du futur, et de la relation parents-enfants – lorsqu’il faut faire l’école à la maison–, se sont clairement transformés. Et ces changements de sens se sont accompagnés, du moins pour la plupart d’entre nous, de pertes signifiantes: perte de la proximité physique («distance sociale» imposée), perte de rencontres (avec les grands-parents, les personnes âgées en EMS et celles hospitalisées que l’on ne peut visiter, avec les camarades de classes ou les collègues de travail), perte de funérailles dignes de ce nom, perte de convivialité (fermeture des bars et restaurants), perte de droits et de liberté (contraintes imposées par l’État, contrôle social, surveillance électronique ici ou là, franchissement des frontières interdit), perte d’un sentiment de sécurité (crainte d’attraper le virus), perte de sources de reconnaissances (le travail, les contacts sociaux), d’autres encore.
Nous pouvons dès lors parler de véritables migrations forcées – même si en Suisse, contrairement à l’Espagne par exemple, une part de choix nous a été laissée. Je ne pense pas en effet que notre semi-réclusion dans un espace clos (nos domiciles) puisse s’assimiler à une migration, dans la mesure où nous y avons tous nos repères. Avant de tenter malgré tout un parallélisme, il faut d’abord se pencher sur les différences entre l’expérience du confiné et celle du déraciné.
Nos différences, nos similitudes
Relevons donc les différences. D’abord, bien sûr, l’ampleur des pertes, sans commune mesure. Mais aussi la durée de cette migration : avec le retour, le 11 mai 2020, à l’école et au lieu de travail de la majorité d’entre nous ainsi que la réouverture des restaurants et des commerces, le temps de réel semi-confinement n’excèdera pas deux mois. Nous pourrions presque dire qu’il s’agissait d’un long voyage de tourisme qui, lui, ne saurait s’assimiler à une migration véritable. Et ce sera le cas si, après le déconfinement, tel un vacancier après un séjour en Thaïlande, nous reproduisions à l’identique notre monde d’antan, comme le laissent penser les queues devant les McDonald’s dès l’autorisation de ventes à l’emporter. Or, les migrants au sens usuel ne rentrent jamais « chez eux »: leur monde d’origine aussi bien qu’eux-mêmes se sont transformés durant leur exil. À moins que certaines des pertes que nous endurons ces temps s’avèrent irréversibles…
En sus, les expériences tragiques souvent vécues au pays, la dureté du voyage et les incertitudes quant à l’acquisition d’un permis de séjour condamnent de très nombreux exilés à un état de survie que seules peut-être les victimes majeures de la crise économique attendue connaîtront. Nous autres, nous n’en aurons eu qu’un aperçu très partiel, mais susceptible d’engendrer des résonances : une temporalité réduite au présent et l’angoisse, parfois la peur, liée aux incertitudes du lendemain. Ainsi, nos yeux fixés chaque jour sur les courbes des malades et des morts, nos oreilles pendues aux déclarations des conseillers fédéraux et de Monsieur Koch font écho à l’attente quotidienne du facteur susceptible d’amener aux requérants d’asile la décision du SEM (Service des migrations) ou du TAF (Tribunal administratif fédéral). Notre angoisse d’attraper le virus, encore accrue par l’omniprésence des discours à son égard, fait alors écho à l’angoisse des migrants, paralysés par la peur d’«attraper» la peste du renvoi – une peur encore renforcée par l’omniprésence dans les médias, tout au moins jusqu’à février dernier, des discours discriminants à leur égard.
Leurs deuils, nos deuils
Mais les différences entre nos situations respectives de déraciné et de confiné ne sauraient effacer nos similitudes. La principale, c’est l’existence dans les deux cas de pertes et donc de deuils. Parmi ces pertes, certaines sont quasi assurément passagères : pertes sur les plans du lien social, de la convivialité, de la famille, du lien parents-enfants, du droit de traverser les frontières, de la proximité physique. Leur caractère éphémère, dont presque chacun est conscient, rend peu vraisemblable un véritable travail de deuil. Par contre, elles nous empreignent d’émotions : tristesse causée par l’éloignement des amis ou le manque d’étreintes, nostalgie de la discothèque ou du café sur une terrasse, colère contre ces enfants que l’on a dans les pattes 24 heures sur 24 ou ce mari qui fait son télétravail enfermé dans son bureau sans s’occuper des bambins ni de la vaisselle, sentiment d’enfermement à l’idée de ne pouvoir faire ses courses à Divonne, d’abandon lorsque, grands-parents, l’on se voit interdit de petits-enfants, de frustration lorsque les manifestations de reconnaissances (de clients, de collègues, etc.) se font rares.
Ces émotions, même transitoires, seraient susceptibles de nous rendre davantage attentifs au vécu des requérants d’asile et des réfugiés, rendus nerveux par une promiscuité permanente et privés sur la très longue durée d’amis très chers, de contact physique et d’étreintes – l’épouse, l’époux, les enfants ou les petits-enfants étant demeurés au pays ou attendant un miracle dans un camp en Grèce. Et privés aussi de verres au bistrot par absence d’argent, d’escapades à l’étranger et surtout de preuves d’estime de la part des autochtones, y compris les professionnels du social, de l’éducation et de la santé. Nous gagnerions ainsi la possibilité de mieux les comprendre, mieux accueillir les manifestations de leurs souffrances.
D’autres pertes sont très inéquitablement réparties : insignifiantes pour les uns, importantes et irréversibles pour les autres. Je pense par exemple aux personnes qui ont eu un proche aux soins intensifs ou dans un EMS, qu’il était donc impossible de visiter ; ou un proche qui est mort durant cette période et qu’il fut impossible d’accompagner dans ses derniers instants et même de lui assurer de véritables funérailles. Les moments perdus ne pourront être récupérés, à l’instar des migrants ne pouvant rentrer chez eux pour enterrer leurs morts – nouvelle similitude nous permettant de mieux saisir leur vécu. Je pense aussi à celles et ceux que la crise économique associée à la pandémie accule brutalement au chômage, à la fermeture de leur commerce ou à des dettes considérables. Je pense encore aux enfants en situation précaire – dont justement les fils et filles de requérants d’asile – qui ne disposent ni du matériel informatique, ni de l’encadrement nécessaire, pour suivre les tâches demandées par leurs enseignants : le « tri social » est ici évident [2]. Pour toutes les personnes concernées, un deuil, qui prendra d’autant plus de temps que les conditions sont difficiles, reste à élaborer. Si un contexte minimal de sécurité ne leur est offert, s’ils se retrouvent réduits à une lutte pour la survie, ces deuils risquent de se congeler et d’attendre d’improbables jours meilleurs pour amorcer leur élaboration. Les personnes épargnées, dont beaucoup de travailleurs sociaux et d’éducateurs, contribueront-ils à la création d’un tel espace de sécurité?
Une troisième catégorie de pertes, définitives à mes yeux, touche bien davantage les mieux lotis. Dans un coin de nos têtes – j’en fais partie – sera conservé un souvenir de notre fragilité (perte de notre sentiment d’invulnérabilité), du caractère précaire de nos libertés (perte de droits), de notre incapacité à maîtriser notre devenir (perte de notre omnipotence), de notre docilité, voire de notre autocensure d’opinions contraires aux apparents consensus suscités par les mesures imposées (perte de notre pouvoir dire). Et ceci d’autant plus si quelques-unes des entraves à notre autonomie – se gouverner soi-même – devaient devenir pérennes : certains gouvernements ont déjà flairé l’aubaine. Certes nombreux parmi nous jetterons ces souvenirs au fond d’un placard de neurones fermé à double tour. Pour empêcher toute possibilité qu’ils rompent la barrière du déni et affleurent leurs consciences, ces personnes renforceront encore leurs vieilles manies : percevoir la faiblesse chez l’autre – dont le migrant – et non chez soi. Nous ne pouvons qu’espérer que ce ne soit pas le cas de trop d’éducateurs, travailleurs sociaux, enseignants et soignants. Car les requérants d’asile, adultes et enfants, seraient parmi les premiers à en faire les frais.
L’occasion de repenser nos interventions
Du déni, première phase du deuil, on peut aussi s’extirper et entrer dans la phase dépressive : la conscience de notre vulnérabilité, du caractère précaire de nos vies, de la domination sur nous exercée, fait mal, très mal : la tristesse nous envahit et pendant une période nous éteint. Mais c’est à ce prix que nous atteindrons la troisième phase du deuil que je qualifierais de créatrice. C’est celle que traversent les migrants qui s’intègrent créativement à notre monde, qui marient leurs appartenances plurielles et enrichissent notre société – si celle-ci les y autorisent. C’est aussi celle que traverseront les professionnels, du social entre autres, capables suite à la crise du coronavirus de co-créer de nouvelles formes de collaboration. A la différence de l’aide, par définition asymétrique, une telle collaboration pourrait relier les individus et les familles en situation de précarité sous une nouvelle modalité : celle de la reconnaissance de nos profondes similitudes.
Espoir ténu, mais espoir quand même.
Jean-Claude Métraux, psychiatre d’enfants et d’adolescents FMH, chargé de cours à l’Université de Lausanne.
[1] Jean-Claude Métraux (2017 [2011]). La migration comme métaphore, précédé de Le voile et le linceul. Paris : La Dispute.
[2] Je dois l’expression de « tri social » à Bhama Steiger, professeure à la Haute école de travail social et de la santé de Lausanne.