Du signal d’alarme à la mise en place d’un dispositif sanitaire

À la mi-mars, nous avons assisté à la mise en quarantaine, pays après pays, des citoyen.ne.s européen.ne.s. Nous venions d’entrer dans une période nouvelle chamboulant nos habitudes quotidiennes et éveillant en nous une véritable peur – à juste titre – face au Covid-19. Rivé.e.s à nos écrans pour suivre en direct la propagation de la pandémie et le nombre croissant d’infécté.e.s et de décès, certaines personnes questionnaient l’efficacité, la pertinence et la lenteur des décisions politiques face à cette menace. Pourquoi les décisions sanitaires sont-elles si tardives alors que l’on sait depuis la fin du mois de janvier le potentiel danger du coronavirus au niveau mondial[1] ?

Le sociologue Erving Goffman dans son ouvrage « La mise en scène de la vie quotidienne, les relations en public » interroge les « signaux d’alarme » servant à faire réagir les individus en cas de danger[2]. Pour lui, chaque personne possède ce qu’il nomme un « Umwelt ». Autrement dit, une « région à l’entour d’où proviennent les signaux d’alarmes » ne dépassant pas « quelques mètres ». Cette zone de réception de signaux anormaux nous permet d’anticiper un danger et de nous en extraire. Premièrement pensée comme étant une zone égocentrique propre à chaque individu, Goffman propose la notion d’«Umwelt hémisphérique» qui est « le cas extrême ». Il s’agit d’une combinaison de « dispositifs d’alerte anticipée » visant à étendre notre zone de détection des dangers à ceux, plus complexes, qui nécessitent une constante vigilance. Ces « Umwelts hémisphériques » sont à la charge « de sentinelles […] disposant de ressources particulières pour capter les alarmes et de moyens spécialisés pour remédier aux dérangements ». C’est en ce sens que le rôle des expert.e.s est important du point de vue de Goffman : placés dans des « Umwelten », c’est-à-dire des dispositifs de surveillance étendus, ils permettent à la société de diversifier ses activités tout en étant vigilante par rapport aux dangers mondiaux. Ce qui est remis en question par une partie de nos concitoyen.ne.s est le fait qu’à l’heure de l’information mondialisée, nos systèmes d’alarme à grande échelle n’aient pas interpellé plus rapidement notre gouvernement.

Une des institutions faisant office de système d’alarme sanitaire au niveau mondial est l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé). Cette institution a pour rôle de contrôler les risques sanitaires au niveau mondial en observant et alertant sur de potentiels risques tout en proposant des solutions. En bref, elle attire l’attention des autorités politiques et des citoyen.ne.s sur les risques en matière de santé mondiale sans avoir de réel pouvoir d’application de mesures qui sont, elles, réservées aux gouvernements. C’est en sa qualité de surveillant que l’OMS tire la sonnette d’alarme le 30 janvier 2020 par le biais la revue Science[3] et demande aux États de mettre en place des mesures sanitaires face à la rapidité de propagation du Covid-19. À ce stade, « l’Umwelt hémisphérique » fonctionne rapidement et remplit son rôle efficacement.

Lorsque l’on recentre le niveau d’analyse à l’échelon national, c’est l’OFSP (Office Fédéral de la Santé Publique) qui est chargé d’alarmer le pouvoir politique fédéral et cantonal. C’est près d’un mois après l’alerte de l’OMS que l’OFSP prend les premières mesures en Suisse. Ces dernières consistent à élever « l’état de vigilance » en effectuant «des tests supplémentaires et de renforcer l’information de la population»[4]  alors que la situation en Italie était déjà alarmante. On peut dès lors se demander pourquoi, à ce moment de l’épidémie, les décisions politiques ne sont pas plus importantes alors que les signaux d’alarme sont au rouge. On peut déceler une partie de la réponse en analysant les propos de Philippe Leuba, conseiller d’État PLR (Parti libéral-radical) du canton de Vaud et chef du département de l’économie et du sport, qui craint une crise de l’économie suisse : 

« On est en train de déclencher une crise économique de manière irréfléchie. […] Et on voit cette dérive dans toute une série de secteurs où simplement on fait fi du bon sens. […] Même lorsque l’on est atteint par le coronavirus, et bien on en guérit en quatre-cinq jours au travers d’une prise de Dafalgan comme n’importe quelle grippe »[5].

Les propos du conseiller d’État laissent transparaître la crainte que les décisions sanitaires ne viennent entraver le bon déroulement de l’économie suisse. En voulant protéger celle-ci, les décideurs politiques n’ont pas agi – ou très peu – avant que l’épidémie ne soit fortement ancrée en Suisse. En effet, les mesures plus drastiques n’interviennent qu’à partir du 16 mars en fermant tous les commerces non essentiels[6].

Malgré la difficulté de prendre rapidement des mesures sanitaires, freinées par l’impossibilité de concevoir un ralentissement économique, les expert.e.s ont pleinement joué leur rôle en alertant les autorités politiques. Encore faut-il que ces dernières prennent la pleine conscience de la gravité de l’alarme même si du point de vue de l’idéologie libérale elle paraît « irréfléchie ».

Bilal Elhaouari, diplômé du master en sciences sociales de l’Université de Lausanne


[1] La vie des Idées : https://laviedesidees.fr/Savoir-et-prevoir.html, consulté le 13.04.2020

[2] E. Goffman (2013 [1973]). La mise en scène de la vie quotidienne. Tome 2. Les relations en public, Paris, Minuit.

[3] La vie des Idées : https://laviedesidees.fr/Savoir-et-prevoir.html, consulté le 13.04.2020

[4] Site de l’OFSP : https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/das-bag/aktuell/medienmitteilungen.msg-id-78205.html

[5] JT du 4 mars 2020 : https://www.rts.ch/play/tv/19h30/video/les-explications-de-philippe-leuba-ministre-vaudois-de-leconomie-?id=11140789

[6] Site de l’OFSP : https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/das-bag/aktuell/medienmitteilungen.msg-id-78454.html