Fin février, on sait que le virus est arrivé en Italie du nord, et lorsqu’une connaissance m’annonce qu’elle s’y rend en vacances de ski, je me demande vaguement si elle ne ferait pas mieux d’annuler son voyage. L’idée ne fait que traverser brièvement mon esprit. En Ecosse, la vie continue comme à l’accoutumée, et il nous est difficile d’imaginer que les scènes dont la presse et la télévision se font l’écho pourraient survenir ici aussi. Quand même pas, non ?
Début mars, on se dit cependant qu’il faudrait peut-être commencer à faire attention, et au lieu de se serrer la main ou de donner l’accolade, on se tape le coude. On en rit et on se sent un peu ridicules. Mi-mars, je vais toujours au cinéma, mais je dois être l’une des rares habitantes de la ville à avoir vu Misbehaviour, tout juste sorti en salle : les fauteuils confortables du Glasgow Film Theatre sont quasiment tous inoccupés, signe que quelque chose a commencé sa mue dans les esprits et les comportements.
C’est seulement à partir de la semaine suivante que la situation change tout à fait perceptiblement, que les attitudes se modifient. D’ailleurs, la fermeture, qui sera introduite en Ecosse un peu plus tôt qu’en Angleterre, se met en place. Je donne mon dernier cours de yoga le 16, le 17 les autres centres où je travaille décident de fermer et dans les jours qui suivent beaucoup de locaux affichent portes closes, bien que cela ne soit pas encore obligatoire. Les rendez-vous prévus pour retrouver des copines ou aller à Edimbourg sont annulés les uns après les autres, idem pour le festival littéraire de Glasgow, Ayewrite. J’espère pouvoir aller me faire couper les cheveux avant que tout ne ferme, mais ce ne sera pas possible : le 23 mars, malgré la réticence évidente de Johnson, tout ce qui reste ouvert et qui n’est pas « essentiel » (restaurants, bars, cafés, pubs, salons de coiffure, piscines, salles de sport, cinémas, théâtres…) doit fermer « dès que possible ». Le premier ministre britannique, épris de liberté et de « choix individuel », n’aime pas les interdits. Mais il a bien fallu s’y résoudre. Trop tard ? C’est une question qui sera très vite posée et ne cessera de hanter le gouvernement britannique. On espère limiter le nombre de morts dans le pays à 20’000 mais si ça tourne au cauchemar, il pourrait y en avoir 250’000; nul ne sait, évidemment, dans quelle partie de la fourchette le pays va se situer.
Des conférences de presse quotidiennes se tiennent tous les après-midis à 17h, et tout d’un coup les expert-e-s reviennent sur le devant de la scène. Lors de la campagne sur l’UE, d’aucuns dans le parti conservateur prétendaient qu’on n’avait plus besoin d’expert-e-s, que le peuple pouvait s’en passer, mais le gouvernement n’est pas à un retournement près. Du coup, tous les jours, on voit un ministre ou le premier ministre flanqué de scientifiques, qui interprètent les graphiques et répondent aux questions. Je me demande par contre où sont les femmes, car hormis une scientifique qui vient de temps en temps expliquer et commenter les chiffres, le trio est résolument masculin. C’est vrai que le gouvernement britannique est loin d’être un vivier de femmes haut placées et talentueuses ayant la confiance du public. La popularité de la ministre de l’intérieur n’est pas au zénith, elle n’a pas non plus la réputation d’être compétente, et elle défend des politiques sur l’immigration qui font grincer les dents à plus d’un. En ces temps de solidarité avec le NHS, le système de santé qu’une main-d’oeuvre étrangère porte à bout de bras, ce n’est sans doute pas elle que le public veut voir.
En Ecosse, les femmes sont davantage présentes dans les conférences de presse, et la « First Minister » Nicola Sturgeon fait de son mieux pour informer et rassurer tout en encourageant la transparence. Une amie me confie dans un mail: « elle m’a regardée droit dans les yeux et m’a dit qu’il ne fallait pas que j’aille dans ma maison de vacances ; je ne pouvais qu’obtempérer ». Dommage que sa conseillère médicale en chef doive démissionner justement parce qu’elle a été photographiée dans le jardin de sa résidence secondaire…
De toute façon, l’hypocrisie du parti conservateur, qui a passé des années à sous-financer et privatiser en douce le NHS (politique menée depuis les années 70 et Thatcher) a du mal à passer. Tous ceux et toutes celles qui y travaillent sont maintenant officiellement « formidables » bien sûr, mais sur internet circule une vidéo qui montre des membres du parti conservateur criant de joie après que le parlement a rejeté une augmentation de salaire destinée aux infirmières. C’était il y a 3 ans à peine.
Pendant les premiers jours de confinement, l’ambiance dans les magasins est tendue et le contact, normalement très facile à Glasgow, devient bien plus difficile. Plus de sourires, plus de plaisanteries et les rayons (surtout le papier toilette, les pâtes et les boîtes de tomates) sont dévalisés. Une amie qui vit à Paris m’avertit : « tu verras que ce sera encore pire quand il faudra faire la queue pour entrer dans le magasin ». En effet… Petit à petit, une nouvelle manière de faire se met en place : les écrans en plastique, les masques, le gel hydro-alcoolique et les marques par terre pour indiquer où il faut se tenir (à 2 mètres des autres) font leur apparition. Il m’arrive d’oublier, c’est tellement peu naturel. On s’éloigne alors de moi, et on me regarde du coin de l’oeil, comme si j’avais pris un risque insensé avec la vie des autres. Un nouveau jargon, dont on n’avait pas l’idée jusque-là, fait aussi son apparition. Tout d’un coup nous parlons tous de social distancing, self-isolation et furloughing, les trois mots de l’année.
Le virus ne fait pas de distinction et fin mars il terrasse le ministre de la santé, le Prince Charles (qui récupère en Ecosse dans sa résidence secondaire, voire tertiaire), et le Premier Ministre. Mi-mars, celui-ci se vantait encore de serrer des mains lorsqu’il rendait visite à des patient-e-s… Le gouvernement persiste à dire que les symptômes de Johnson sont « légers », et même une fois hospitalisé, on insiste pour dire qu’il est toujours aux commandes, qu’il travaille depuis son lit d’alité. Cette fiction prend rapidement fin lorsque Johnson est transféré aux soins intensifs. Moment de flottement : le ministre des affaires étrangères le remplace temporairement mais n’a pas tous les pouvoirs. Qui est à la barre ? Lorsque le Premier Ministre sortira enfin de l’hôpital (le dimanche de Pâques, pas le lundi, comme le prédisaient certains farceurs sur les réseaux sociaux!) il ira, lui aussi, récupérer dans sa résidence secondaire, et prétendra avoir été « entre la vie et la mort ». Je ne peux m’empêcher de me demander si c’est vrai. Sa tendance à l’exagération est connue et le manque de transparence du gouvernement tout au long de cette affaire fait douter. On nous a fait croire qu’il n’était pas si malade que ça, et maintenant qu’il est sorti d’affaire, n’exagère-t-on pas dans l’autre sens ? Cette expérience l’aura-t-elle marqué et infléchira-t-elle son approche politique ? Début avril, le parti travailliste a élu un nouveau leader (et une nouvelle adjointe) ; on espère voir réémerger une opposition plus efficace, car les erreurs s’accumulent et le parlement ne siège pas.
Pendant ce temps, comme dans d’autres pays, on applaudit le personnel médical tous les jeudis, des dessins d’arcs-en-ciel paraissent dans les fenêtres, accompagnés très souvent de messages de remerciement pour le NHS. Des initiatives de soutien se mettent en place un peu partout. Le NHS occupe une place à part dans le coeur des Britanniques et, dans une société de plus en plus laïque, l’amour du NHS a presque quelque chose de « religieux». Ce statut particulier est clairement souligné par cette crise. Le soutien des Britanniques pour le confinement (plus de 90%, nous dit-on mi-avril) reflète d’ailleurs leur adhésion à l’idée que rester à la maison permet d’empêcher que les hôpitaux soient débordés par le nombre de malades. On est effectivement passé de « Get Brexit done » à « Stay at Home, Protect the NHS, Save lives ». Par contre, mi-avril certains médecins se demandent si le message n’a pas trop bien passé et s’il n’y a pas parfois des patients-e-s qui hésitent à aller à l’hôpital par peur d’alourdir le travail du personnel (ou par peur d’attraper le virus). L’après-Covid aura aussi des séquelles sur le plan de la santé, physique et mentale.
Le NHS va vraisemblablement sortir de cette crise renforcé et sa place centrale dans la société britannique sera confirmée – sans pour autant empêcher que la privatisation en douce continue. On aura bien mieux compris qui fait un travail essentiel et qui devrait par conséquent recevoir un salaire adéquat, et on posera (peut-être) des questions sur la politique de l’immigration post-Brexit. Mi-avril, plusieurs centaines de Roumain-e-s sont arrivé-e-s en Angleterre : il faut bien que quelqu’un récolte les fruits et les légumes, et les Britanniques ne semblent pas disposé-e-s à le faire. Autre gagnant potentiel : la BBC, attaquée depuis longtemps par des conservateurs, qui considèrent que la chaîne publique est « de gauche » et menaçaient d’arrêter de la financer correctement. Pourtant, au cours de cette crise, la BBC a (jusque-là) fait un sans-faute, proposant des émissions culturelles, des émissions éducatives pour les enfants qui ne vont plus à l’école et un service d’informations fiable dans un monde d’incertitude et de désinformation.
Fin avril, certains pays européens parlent déjà de sortir du confinement, mais en Grande-Bretagne, il va durer au moins jusqu’au 7 mai et peut-être au-delà. Le gouvernement britannique refuse de parler d’un éventuel plan de sortie, craignant sans doute de faire miroiter quelque chose qui ne sera finalement pas possible, craignant aussi probablement que les citoyenne-s ne relâchent trop vite leurs efforts. Les examens de fin de scolarité sont de toute façon d’ores et déjà annulés, et en Ecosse on doute que les écoles reprennent avant mi-août. Si le début du « lockdown » a créé des réactions d’angoisse et de peur, maintenant c’est la sortie de cette situation et le retour à une situation « normale » qui font peur.
En Ecosse, en tout cas, on sent déjà de toutes parts le fort désir d’un « AC » (After Covid) sensiblement différent du « BC » (Before Covid). Qu’en sera-t-il?
Joy Charnley, Glasgow