Le caractère spectaculaire de l’espace public, et sa mise à l’épreuve par l’exigence de distanciation sociale

« Des foules de badauds ont ignoré les règles de distance sociale de New York et se sont empilés à l’ouest de Manhattan lundi pour voir arriver un navire-hôpital de la marine américaine, venu apporter une aide en urgence contre le coronavirus. Les grappes de personnes se tenaient côte à côte pour prendre des photos de l’USNS Comfort alors qu’il s’arrêtait au Pier 90 près de la 50e rue ouest vers 10h40, comme le montrent les photos de la scène. Certains agitaient des drapeaux américains et d’autres se serraient les uns contre les autres à la grille du quai. Pendant ce temps, les joggeurs qui étaient sortis pour un footing matinal frôlaient les spectateurs. Une douzaine au moins de policiers de la police de New York étaient présents, et ils n’ont pas dispersé les spectateurs obstinés [bone-headed] alors qu’ils étaient rassemblés pour prendre des photos par téléphone portable du bateau qui s’approchait du quai. »

Extrait d’un article du New York Post, 30 mars 2020

Sur l’arrière-plan d’une politique publique de distanciation sociale, cet article du New York Post peut être vu comme rapportant une série de transgressions : les personnes qui s’agglutinent « obstinément » pour regarder le spectacle et prendre des photos, les policiers qui ne font rien pour les séparer. Ce ne sont là des choses remarquables que vis-à-vis d’une exigence normative de distanciation sociale, qui voudrait que les passants restent distants les uns des autres. Mais le cas du bateau-hôpital vaut pour une classe d’événements plus vaste, celle de tous les événements dans l’espace public assez remarquables pour susciter une foule de spectateurs, c’est-à-dire un collectif tendu vers un « voir-ensemble », et donc vers la constitution d’une forme de commun.

La possibilité pour l’espace urbain de donner prise à un rassemblement de badauds est constitutive de la manière dont celui-ci vaut comme espace public. Pour Erving Goffman, cette position incarnée et visuellement reconnaissable de spectateur (« onlooker »), devient disponible pour tous les passants dotés de compétences ordinaires, dès que survient quelque chose de remarquable. Ce statut de participation suspend certaines formes de civilité usuelles (comme détourner le regard pour éviter de fixer quelqu’un). Comme le dit Goffman, « en vérité la création des droits [du « onlooker » ] à regarder ouvertement constituent un des coûts principaux de celles et ceux qui ont des problèmes en public »[1]. Mais on peut retourner la proposition : cette vulnérabilité à l’émergence d’une situation de spectacle est constitutive de l’espace urbain en tant qu’espace public, et de la manière dont il peut être le creuset de formes plus ou moins éphémères de communauté. Ce que nous suggère l’article sur la foule rassemblée en ce printemps 2020 dans le port de New-York, c’est que quand la norme de distanciation sociale devient partout pertinente, alors ce sont aussi des traits constitutifs de la ville en tant qu’espace public qui sont menacés d’anéantissement. Mais cet ordre interactionnel montre aussi une forme de résilience, qui se manifeste par son caractère ordinaire et évident, et que manifeste ici peut-être le laissez-faire des policiers.

Christian Licoppe, Télécom ParisTech, Université Paris-Saclay, CEMS/IMM, EHESS


[1] E. Goffman (1974). Frame Analysis. An Essay on the Organization of Experience, New York, Harper & Row.