« Dans la société moderne, chaque citoyen relève de deux ordres d’existence, l’existence privée, qui renvoie à ce qui lui est propre et l’ordre public, qui renvoie à ce qui est commun. » Hannah Arendt (2007 [1958]). Condition de l’homme moderne. Paris : Pocket. |
Les mesures de confinement remettent en question les espaces privés et publics. Notre habitation, qui est notre espace privé et qui devrait répondre à nos propres règles, se fait progressivement envahir par le regard extérieur : les visio-conférences ouvrent l’image de notre intérieur à des personnes lointaines, les gens relatent en long et en large leur quotidien confiné, photos et vidéos à l’appui alors que cette intimité était réservée jusque-là aux proches, tout le monde est au courant de là où l’on se trouve car le repli chez soi a balayé le mystère de nos mouvements.
Des aspects de notre intimité se retrouvent comme naturellement visibles d’un plus grand nombre et cela ne semble pas poser problème… Pour certain.e.s (comme ma voisine de palier qui vient sonner régulièrement), c’est un retour à la communauté où on s’entraide entre voisin.e.s, on se rapproche et on est naturellement uni.e.s et solidaires. Refuser cette solidarité est malvenue et dérangeante.
Et puis, les applaudissements le soir sur les balcons, où en effet on se sent dévisagé.e.s, où lorsque assis.e dans le canapé on ressent une sorte d’aspiration extérieure à rejoindre le monde social pour y jouer le rôle qui est attendu en période de crise : la pression de participer, d’être citoyen.ne et loyal.e envers ce que traverse la société dans son entier. Alors que la vie sur le canapé était jusque-là privée, sans connotation particulière, anonyme… avec ce rituel des applaudissements, elle devient symbole de lâcheté et de désertion. Alors que l’appartement était jusque-là le lieu où personne ne peut m’atteindre, le refuge, le retour aux coulisses de soi-même, il devient soudainement accessible aux attentes sociales, que ce soit pour me pousser à sortir applaudir au balcon ou plus globalement comme le lieu qui m’est assigné par l’Etat. Mon lieu de vie perdant la pureté de son caractère privé, j’ai la sensation de devoir reculer vers mon intériorité pour y trouver l’espace libre et anonyme qui m’est vital.
Et si ce retour à soi n’est pas de trop ni pour soi ni pour beaucoup, il n’en reste pas moins exigu.
Maëlle Grandjean, étudiante en sciences sociales à l’Université de Lausanne