Écrire pour un blog est un exercice inhabituel qui implique une posture et un type de texte (un récit qui porte sur soi) qui me sont largement inconnus. Dans mon propre domaine (disons : la psychologie cognitive et la primatologie), l’on parle des faits d’une manière relativement froide, impersonnelle. Mais la situation présente ne s’y prête pas, du moins pas encore.
J’ai décidé d’intituler ce court texte ‘paniques affiliatives’. J’emprunte ce concept à l’épidémiologiste Anthony Mawson qui soutient, dans son livre Mass panic and social attachment[1], que la réaction individuelle principale au danger n’est pas le comportement de fuite individuelle, mais plutôt la panique d’affiliation, c’est-à-dire, la recherche compulsive du lien social[2]. Cette réaction peut prendre la forme d’une fuite : à défaut de pouvoir chercher le contact physique avec une personne familière, nous pourrions rechercher le secours d’un endroit familier. La fuite est une tentative pour le rejoindre. Ces tendances proviendraient de l’attachement et des liens fondamentaux que nous formons avec des individus protecteurs au cours de notre enfance.
Ce n’est pas la seule théorie : l’on sait depuis longtemps que les réactions au danger ne sont pas en majorité des comportements a- ou anti-sociaux[3]. Ainsi, les survivants des attaques du 11 Septembre 2001 sont restés calmes pendant l’évacuation, et les personnes prises dans les bus londoniens pendant les attentats de 2004 se sont très vite organisées. De même, les personnes que nous avons pu interroger et qui étaient au Bataclan le 13 Novembre 2015 se sont entraidées pour s’en sortir. Si des auteurs soutiennent que c’est le simple respect des normes sociales et/ou la formation d’une représentation sociale super-groupale (‘nous, les survivants’) qui font que le calme et l’entraide règnent en situation de danger extrême, j’ai pour ma part toujours été porté à croire que ces sentiments coopératifs et affiliatifs sont un héritage mammifère. L’affiliation et la recherche du contact social sont notre ‘baseline’[4], et celles de beaucoup d’autres animaux hyper-sociaux, comme le sont nombre de primates. Pareillement, la coopération semble être notre tendance spontanée[5]. Il semble naturel qu’en situation d’incertitude et de risque, ces tendances ou ‘compulsions’ soient encore davantage exprimées.
Quel rapport avec la pandémie ?
Peu avant le confinement, le vendredi 13 mars, j’étais invité sur le plateau de France 24. Il s’agissait de parler de comportement social en situation de menace, dans le contexte de ce qui devenait une pandémie. Tout juste mon sujet. En l’absence de vaccin, la question se posait urgemment de savoir comment la présence d’un tel danger allait affecter le lien social. La rupture du lien social et la cassure de la confiance interpersonnelle pouvaient devenir inévitables, d’autant plus dans des circonstances où n’importe qui pouvait maintenant apporter le danger. On allait devoir s’éviter, et l’apprentissage de ces nouvelles normes de distance allait sans doute avoir des conséquences à long-terme sur notre capacité à faire confiance aux autres. Sur le plateau TV, je défendais alors que le collectif était la solution plutôt que le problème et qu’il ne fallait pas se résoudre à l’idée que cette pandémie allait provoquer la guerre de ‘chacun contre tous’. De toute façon : la pandémie semblait alors inévitable, et dans l’attente d’un vaccin, la seule variable sur laquelle les décideurs politiques peuvent maintenant jouer était le facteur humain. Je répétais qu’il fallait faire confiance à la capacité d’auto-organisation des groupes sociaux. Après tout, dans le Bataclan comme dans de nombreux autres théâtres de catastrophe, l’auto-organisation collective semble être la condition nécessaire, à la survie immédiate comme à la résilience collective à long terme.
Pendant que je racontais cela sur le plateau télé donc, se jouaient derrière mes épaules, et sur les écrans du plateau, des images de ‘paniques collectives’. Nous ne pouvions l’ignorer et je devais mettre à jour mes croyances et mes théories : le tissu social se brisait déjà puisque chacun se ruait dans les supermarchés pour se préparer à la fin d’un temps. Aussi, je commençais à douter de la force auto-organisatrice des groupes humains : si l’affiliation était réellement la réponse fondamentale au danger, les mesures de distanciation physique allaient s’avérer impossibles à implémenter. Pris dans le feu du danger, nous chercherions le confort des proches et nous ne pourrions jamais nous résoudre à garder la distance avec les personnes que nous aimons. En fait, l’affiliation, notre réponse naturelle au danger, risquait alors de devenir notre problème le plus sérieux.
La suite me conforta dans ces doutes.
Le lendemain (samedi 14 mars), les bars et restaurants parisiens semblaient avoir été pris d’assaut. Alors que la veille, l’idée même que les Français pourraient se retrouver assignés à demeure comme leurs voisins italiens paraissait fantaisiste, chacun sentait qu’une sorte de piège allait se refermer. Au fond, ces rassemblements pouvaient tout à fait rappeler les nombreux autres évènements sociaux qui ont fait le lit de la pandémie un peu partout dans le monde. La fonction était à la fois différente (à l’inverse des participants à certains rassemblements religieux, nous ne pensions pas être protégés par une entité super-naturelle) mais l’effet était semblable : les autres étaient notre force, et se rassembler pouvait contribuer à vaincre notre peur. Encore une fois, le lien social semblait être notre plus grande protection face au danger. En soirée, le gouvernement français annonçait la fermeture des bars et restaurants.
Le dimanche, il faisait grand soleil. Je me rappelle être sorti, comme pas mal de gens de notre quartier. Il y avait en effet beaucoup de monde dehors, le long du canal de l’Ourcq qui traverse Pantin et Bobigny. Je me rappelle avoir vu des personnes se baigner dans la canal, chose exceptionnelle, surtout en mars. Il y avait même ce groupe de 4-5 jeunes qui montaient sur le pont de la rue Delizy, qui sépare Pantin en deux, pour sauter dans l’eau, comme l’illustre la photo de cet article. Après tout : c’était peut-être la dernière fois qu’ils pouvaient le faire. Le futur devenait trop incertain. Sur les quais se jouaient ainsi des scénettes de ‘dernier jour avant la fin du monde’.

Je voyais naître les normes sociales du Covid-19 : le gouvernement nous avait demandé de nous saluer avec le coude. J’ouvrais moi-même la porte de l’immeuble avec les pieds, et me décalais de 2 à 3 mètres chaque fois que je croisais une personne qui me semblait pouvoir être vulnérable. C’était ostensible, c’est-à-dire que je me devais non seulement d’agir ainsi, mais qu’il me semblait important que mon geste soit reconnu par la personne vulnérable comme une tentative délibérée de la protéger. Une façon comme une autre de se montrer vertueux dans un monde qui inventait ses nouvelles normes sociales, des normes qui devraient, dans un futur proche, permettre la survie du plus grand nombre. Qui sait ? L’on aurait peut-être un jour à rendre des comptes.
Comme un certain nombre de Franciliens, je finis par quitter la capitale. Auparavant, nous avions convenu avec ma compagne de rester à Pantin, et de ne pas ajouter de l’incertitude à celle que nous vivions déjà. Le lendemain, volte-face soudain. Je voulais à tout prix partir ; elle voulait rester ; je voulais retrouver ma région natale ; elle, voulait demeurer dans la sienne. Je la persuade pourtant d’un départ dans une grande maison située dans un petit nulle part, dans le Nord de la France. C’est la maison de mes grands-parents et elle accueille maintenant des membres de ma famille. Je me rappelais alors mes lectures de Mawson : fuir, oui, mais pas à n’importe quel prix. Pas forcément là où s’annonçait le plus grand confort (la maison est très ancienne), mais a un endroit qui pouvait offrir le plus grand sens de familiarité. Une nouvelle compulsion affiliative, sans doute.
Ce ne sont que quelques éléments mais ils me semblent converger vers une idée forte. En situation d’incertitude et de danger, la recherche de la figure familière est première. Cette notion de ‘compulsion affiliative’ pourrait même expliquer la difficulté qu’ont certaines personnes à accepter le confinement. J’entends ici et là des récits d’amis qui me racontent la difficulté qu’ont leurs grands-parents à accepter de rester chez eux. J’entends aussi leur incompréhension, parfois leur mépris. Oui, nous avons du mal à comprendre la pandémie[6]. Il est indéniable que nos capacités de synthétiser et de comprendre l’information peuvent faire défaut. Cela dit, il serait prématuré de conclure à des fautes de raisonnement. Ce serait oblitérer des forces comportementales fondamentales, comme celle de la recherche du lien social, de l’affiliation et de la figure familière. Il est ainsi difficile à mes grands-parents d’accepter que je leur dépose des courses sans entrer et partager un verre avec eux.
Récemment, j’entendais à la radio une infirmière, qui racontait qu’elle refusait de rendre visite à sa mère, qu’elle jugeait trop fragile. Elle le lui rappelait sans cesse : ‘si je ne viens pas, c’est parce que je t’aime’. Je crois que cette phrase résume à elle-seule ce que mes collègues Chris D. Frith, Ophelia Deroy et moi-même avons appelé ‘le grand décalage évolutionnaire’ dans un essai à paraître dans la revue Current Biology : nos tendances affiliatives sont notre plus grande alliée contre les dangers[7]. Elles l’ont sans doute été lors de notre passé évolutionnaire, marqué par une grande susceptibilité à la prédation. Dans cette pandémie, elles nous exposent inévitablement au danger.
Guillaume Dezecache, Université Clermont Auvergne, CNRS, LAPSCO
[1] A. R. Mawson (2017). Mass panic and social attachment: The dynamics of human behavior, London, Routledge
[2] G. Dezecache (2015). « Human collective reactions to threat », WIREs Cogn. Sci. 6, 209–219.
[3]. J. Drury (2018). « The role of social identity processes in mass emergency behaviour: An integrative review », Eur. Rev. Soc. Psychol., 29, 38–81.
[4] J. A. Beckes, L. & Coan (2011). « Social baseline theory: The role of social proximity in emotion and economy of action », Soc. Personal. Psychol. Compass 5, 976–988.
51] D. G. Rand, J. D. Greene, & M. A. Nowak (2012) « Spontaneous giving and calculated greed », Nature, 489, 427-430.
[6] Koomen, R. (2020). « 7 things to know about human psychology when dealing with the corona virus ». Medium, récupéré à l’adresse : https://medium.com/@rebecca.koomen/7-things-to-know-about-human-psychology-when-dealing-with-the-corona-virus-f011bcb52b9e.
[7] Dezecache, G., Ch. D. Frith, & O. Deroy (2020). « Pandemics and the great evolutionary mismatch. » Current Biology, 30 : R1-R3.