L’expérience au présent (1/2). Le poids de l’impensable

« Selon les chiffres communiqués par les cantons [ce] mercredi [8 avril 2020] à midi, 846 personnes ont désormais trouvé la mort à cause du coronavirus en Suisse, sur un total de 22’440 cas recensés. Dans son dernier bilan basé sur des chiffres de mardi à 8h, l’OFSP annonçait 22’242 cas, soit 590 de plus que lundi, et 641 décès »[1]. Ces chiffres augmentent chaque jour. Chaque jour, il est possible de se renseigner sur le compte officiel des morts et sur celui des contaminés qui toujours menace de venir gonfler le premier. Ces chiffres sont importants, ils figurent systématiquement en tête des informations, à la manière d’un repère collectif qui dit sans émotion : voici nous en sommes. Il reste que ces chiffres correspondent à une estimation ; ils renvoient à un « bilan », à celles et ceux qui ont été transformés en « cas recensés ». C’est dire qu’il pourrait bien y avoir plus de malades et, bien sûr, plus de morts au temps T de la rédaction de l’information, parce que compter celles et ceux qui s’en vont vers la mort n’est pas une science exacte.

Depuis le quotidien de mon appartement, je ne sais pas vraiment quoi penser ni quoi faire de ces chiffres. Les journalistes et les experts me conseillent de ne pas paniquer. Pour ce faire, je dois m’affairer à trouver un nouveau rythme pour mes journées et, surtout, respecter les consignes fédérales afin de me protéger et protéger les autres. En trois mots qui martèlent dans ma tête comme une chanson énervante dont on ne parvient pas à se débarrasser au moyen de la volonté : il faut rester chez soi. Certes, je m’y applique, mais que faire des morts qui, à travers les chiffres reçus quotidiennement, tels des esprits indifférenciés et pas très bavards, restent bon gré mal gré, eux aussi chez moi ? Dans un premier temps, pardonner celles et ceux qui les annoncent, car il n’existe pas de réponse simple à cette question. En effet, depuis le lieu d’une expérience singulière, ces chiffres, qui comptabilisent les personnes décédées des suites du coronavirus, ne peuvent désigner que des autrui probables qui, selon l’expression très juste et néanmoins brutale de Maurice Merleau-Ponty, ne veulent rien dire : « Probable, en somme, ne veut rien dire. Cette notion appartient à la pensée statistique, qui n’est pas une pensée, puisqu’elle ne concerne aucune chose particulière existant en acte, aucun moment du temps, aucun événement concret »[2]. En temps de crise, on comprend ainsi mieux qu’il ne soit pas tenable pour les vivants de faire de chaque mort un autrui concret qui viendrait leur endeuiller l’âme. Ce n’est pas compatible avec l’apparente nécessité de continuer, en remettant du rythme dans ses journées.

Puis, un matin, les autrui concrets qui ont quitté notre monde viennent toquer à la porte – c’est qu’ils n’ont plus de rester chez soi à (faire) respecter – et ils entrent dans notre expérience sans crier gare. Pour moi, c’est arrivé avant-hier. La grand-mère d’une amie, que je porte dans mon cœur, n’a pas tenu longtemps avec les symptômes de la maladie. Voilà qu’un esprit concret s’actualise, comme pour justifier tous les autres qui se sont tenus jusque-là bien tranquilles derrière les statistiques et, éventuellement, pour annoncer ceux qui pourraient, les jours à venir, se bousculer au portillon, remettant ainsi à zéro tous les efforts mobilisés pour retrouver un rythme. Néanmoins, la question posée demeure et ne semble pas pressée de trouver une réponse. Au fond, peut-être que si les esprits des chiffres ne veulent rien dire, c’est avant tout, dans le cas des morts en particulier, parce qu’ils ne peuvent rien dire. Mourir, disait Michel de Certeau, c’est « l’innommable », car « le mourant tombe hors du pensable, qui s’identifie à ce qu’on peut faire » : « Rien n’est dicible là où plus rien ne peut être fait »[3]. Le constat semble s’imposer de lui-même : sous la masse des esprits qui frôlent notre expérience, et parfois y pénètrent, il faut abandonner les questions, puisque rien n’est véritablement faisable pour eux et par conséquent, si l’on suit Michel de Certeau, pensable.

Encore une fois, ce n’est pas simple, car en restant chez soi, il y a bien d’autres types de morts qui se rappellent à l’expérience quotidienne et se joignent ainsi à cette présence chiffrée qu’on s’efforce de ne pas regarder pour continuer. Chez moi, comme chez beaucoup sans doute, la mort fut d’abord l’arrêt du rythme. Logique, si tout le point consiste à s’inventer un rythme, c’est qu’il n’est plus là. En plus d’être chercheuse, je suis serveuse dans un restaurant depuis presque un an et demi. Il m’en a fallu du temps pour le trouver, ce rythme qui articule mes recherches du jour et mes services du soir. Il a fini par s’installer, il m’a certaines fois exténué, aujourd’hui, je dois en faire le deuil, temporairement du moins, car il me manque ; lui non plus, je ne peux pas le faire, mais, têtue, j’y pense. Parmi d’autres absences, la mort fut aussi de nouveaux silences. En particulier, celui des enfants qui sortent le matin de l’école en face de chez moi et celui des cloches stridentes de l’Église réformée, juste à côté de l’école, qui avaient pour habitude de me réveiller. Plus d’Église, plus d’école ; comme les restaurants, elles ont fermé. Elles se font ailleurs, loin de mes oreilles, dans le chez soi des autres, mais, dans ma rue, les bruits se sont tus.

Morts aux infos, morts sur ma rue, mais nécessité de se réinventer : pris dans les tourments de l’expérience, on sent que les injonctions à faire s’annoncent pénibles, parce qu’elles font face à toutes ces morts dont on ne peut précisément rien faire. Créer de nouvelles pensées là où tentent de s’accrocher les impensables : une phrase qui résume bien, je crois, le présent de la pandémie des restés chez soi. Ainsi, j’ose à penser qu’elle est là, la véritable difficulté pour certains à suivre cette injonction à rester chez soi : continuer à faire la normalité tout en acceptant l’extraordinaire et l’impossible pensée de l’immoralité de la mort. Il s’agit là d’un choc et, peu importe à quelle distance se trouve la mort et quelle forme celle-ci revêt, du choc, comme dans tout processus de deuil, suit le déni. Si ce n’est le déni de la gravité de la situation, le déni que les autres, précisément, sont autres et que chacun suivra son rythme. À des échelles différentes, c’est bien quelque chose de l’ordre du déni qui se joue du côté de ceux qui peinent à respecter les règles comme du côté de ceux qui les traitent d’idiots, chacun se retrouvant engourdi dans son irréalité. La question change un peu sous le prisme de cette reconquête de la réalité : comment diable créer de nouvelles pensées et, ainsi, de nouvelles manières de faire, au milieu des nouveaux ordres à respecter et de l’errance de tous ces spectres ?

Une réponse à cette question que j’ai eu l’occasion d’observer, aussi bien du côté des réseaux sociaux que de collègues, est de proposer des réponses décisionnelles de grande ampleur concernant le vivre ensemble. J’y ai rencontré plusieurs formes : trouver des solutions de sauvetage économique, présager des révolutions de toutes sortes, saisir l’occasion de mettre fin au capitalisme, ou encore repenser un État social qui permettrait de répondre aux nouveaux enjeux de société à partir de la philosophie et de la sociologie politiques. Bien entendu, ce sont des élans de vie fondamentaux pour continuer. Ce sont néanmoins des élans qui s’inscrivent dans des temps bien particuliers, ceux de la démocratie. Ceux-ci, pour être véritablement créateurs, doivent pouvoir s’inscrire dans un temps futur et relever de décisions en commun, qui ont tendance à échapper au présent, justement, parce qu’elles nécessitent un temps relativement long pour arriver à maturation[4]. Or le semi-confinement en Suisse a été prononcé il y a tout juste trois semaines. Cela peut paraître long depuis un quotidien oppressant, c’est éminemment court du point de vue d’une vie démocratique saine.

Le contraste des différents temps qui se bousculent et s’entremêlent aux pensées des impensables revient en fin de compte à réaliser une chose cruciale : il semble terriblement difficile de penser le présent et, dès lors, de le pratiquer et de le vivre. Le premier réflexe est celui de rêver, rêver d’avant, rêver d’ailleurs, pour mieux rêver d’après. Rêver, c’est important, mais tout l’enjeu réside alors dans l’ingéniosité de ne pas s’en servir pour fuir. Autrement dit, l’enjeu se trouve dans la confrontation et l’ouverture de son expérience, désagréables au premier abord mais saines dans leurs promesses, aux nouvelles pensées et manières de faire au présent.

Cet article constitue la première moitié d’un texte en deux parties. La suite est disponible ici.

Marine Kneubühler, Sociophénoménologue, Université de Lausanne


[1] https://www.rts.ch/info/suisse/11230998-la-suisse-reste-sur-le-qui-vive-a-l-approche-du-week-end-pascal.html. Page de la RadioTélévision Suisse qui donne des informations officielles à flux tendu sur la « Pandémie de coronavirus », consultée le 8 avril 2020 à 13h35. L’OFSP est l’Office fédéral de la santé publique, c’est lui qui fournit les statistiques et les graphiques officiels sur le site Internet de la Confédération. Le graphique mis en exergue peut être consulté en suivant ce lien : https://covid-19-schweiz.bagapps.ch/fr-2.html.

[2] Merleau-Ponty, M., (2010 [1945]). Phénoménologie de la perception. In Œuvres, Paris, Éditions Gallimard, 1147.

[3] de Certeau, M. (1990). L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, Éditions Gallimard, 276-277.

[4] Je m’inspire ici du travail d’A. Chollet (2011) dans son livre Les temps de la démocratie, (Paris, Éditions Dalloz).