Le 14 février 2019 un jeune de la ville de Bordj Bou Arreridj, Brahim Lallami, s’exprime dans une vidéo à visage découvert sur les réseaux sociaux[1] : « (…) Soyez des hommes, il y a certains qui ont vendu leurs âmes à ceux qui distribuent l’argent. Je n’accepte pas la soumission, je n’accepte pas d’être un larbin et de m’aplatir. Le pays est entre nos mains, nous voulons vivre avec dignité, nous voulons notre indépendance, n’importe qui sait très bien ce que je dis. Unissez-vous la main dans la main. Ils vont partir, je connais les gens, ce sont des vrais hommes (…) nous voulons la liberté pacifiquement, nous pouvons exiger les changements. (…) Je m’adresse aux kabyles, aux anciens de l’armée ; aujourd’hui, je vous demande de sortir pour le pays[2]. Tous. Kabyles, arabes, chaouis, islamistes, nous voulons un changement, une explosion sans destruction, revenir à Allah. Soyez droits et justes[3], vous pouvez sortir. Ayez confiance en vous, le pays est important pour nous[4]. C’est le moment. Main dans la main. » (trad. personnelle).
Le 14 février 2019, un jeune algérien, Brahim Lallami, appelle via Facebook ses compatriotes à reconstruire le lien social et à rompre avec les catégories exclusives mises en place par le pouvoir algérien depuis 1962. Il appelle à une manifestation de grande ampleur afin de transformer la place publique en un site de revendication politique, en un lieu de citoyenneté. Le hirak vient de se mettre en route[5]. En affichant ainsi sa détermination, Brahim Lallami interpelle celles et ceux qui l’écoutent et le regardent et met à leur disposition les émotions collectives, notamment la colère et la fierté, qui devraient leur permettre de passer à l’action contestataire. Tout en reconnaissant chacun dans sa différence – Kabyles, arabes, chaouis, islamistes –, il les inscrit dans un « Tous » englobant et inclusif qu’il appelle à devenir un Nous actif et libérateur. Quelques jours plus tard, « le sens collectif se réveillait : ce n’était plus, çà et là, un homme qui monologuait, mais un peuple qui parlait. » (Bennabi, 2005 [1949])[6]. Lorsque, la deuxième semaine de mars 2020, le hirak décide de mettre fin, pour cause de pandémie, à son expression physique massive sur la place publique, via les rassemblements et les manifestations, la toile relationnelle qui s’est tissée tout au long de l’année et a permis aux hirakistes de se connaitre et de se re-connaitre va devenir une véritable « toile de sauvetage ». Cette toile manifeste les piliers de la nouvelle société qui est en train d’émerger en Algérie. Alors que, dans les pays démocratiques, l’État, sous ses différentes formes, est aux commandes (avec plus ou moins de succès et de crédibilité) pour lutter contre le Covid-19, les instances dirigeantes algériennes, elles, sont aux abonnées absentes, occupées à s’entredéchirer dans des querelles de clans et de survie du pouvoir. L’instance officieuse qui est aux commandes, c’est le Nous de la société civile qui s’est peu à peu constituée, depuis plus d’un an, sur le sol algérien[7]. Un des outils de maintien en place du système algérien a toujours été le contrôle des liens sociaux : par le biais du parti unique (de 1962 à 1989) puis de la terreur et de la destruction du tissu social (suite au coup d’état militaire de 1992). Même si la population algérienne n’a jamais cessé d’offrir des fronts de résistance au pouvoir, ceux-ci étaient plus de l’ordre des groupements d’intérêt. Le hirak a contribué à remettre la parole politique au sein des relations sociales et a peu à peu transformé un espace de passage, la place publique, ses rues et ses infrastructures, en un espace collectif qui lui permet de prendre conscience de lui-même et de son pouvoir d’action. De cet espace, il contrôle désormais la parole et la temporalité, puisqu’il a réussi à reléguer le pouvoir aux marges et à l’acculer dans ses derniers retranchements, souvent violents. En scandant et en écrivant le slogan Yetnahaw Ga3 ! (qu’ils dégagent tous), les Algériens ont construit une frontière, celle entre Nous et les autres, entre le nouveau corps citoyen et les tenants de l’ancien système. Ce corps citoyen, mobilisé et nourri par les affects de dignité (irdh) et d’honneur (nif), a désormais investi la prise en charge de sa survie sanitaire[8]. Les initiatives qui fleurissent en Algérie ne peuvent être classées comme des simples initiatives d’entraide et de solidarité : elles manifestent la mise en place d’une véritable politique publique. Les émotions échangées, qui ont fait émerger un Nous qui se maintient et nourrit l’action politique, ont également donné lieu à une dynamique libératrice et à une imagination créatrice. Ces dernières, en rendant possible la formation d’un « pouvoir et d’un vouloir » qui s’insère et prend sens dans la sphère collective (Bennabi, 1990 [1970]), sont devenue débordantes en cette période de pandémie[9].
Ainsi, un groupe d’étudiants hirakistes se sont lancés dans la production de gels hydro-alcooliques, avec lesquels ils approvisionnent plusieurs hôpitaux. Ils expliquent que l’idée de la fabrication de ces gels leur « est venue comme ça ». La concrétisation de ce projet s’est faite avec cette même simplicité. C’est un coup de fil entre eux qui en a lancé la mise en place : « Allo Alif, qu’est-ce que t’en pense ? » « tu es d’accord frère ? je lance de suite ? » (trad. personnelle). Avant le hirak, les Algériens étaient habitués à l’absence de ce que Bennabi appelle la « logique pragmatique »[10] : le pouvoir en place se caractérisait par le fait de ne pas penser « pour agir, mais pour dire des mots qui ne sont que des mots. Mieux : on hait ceux qui pensent efficacement et disent des mots logiques, c’est-à-dire dire des mots qui deviennent, sur le champ, des actions. C’est de là que viennent nos inefficiences sociales. On est velléitaire par manque de logique pragmatique ». Emplis de cette logique pragmatique, les étudiants hirakistes sont étonnés de voir aboutir leur projet. « Nous avons l’habitude d’être bloqués, toute initiative est refusée ; même nous, en envoyant la demande on n’y croyait pas. C’était juste pour ne pas dire qu’on n’a pas essayé, on avait prévu un local, enfin des locaux, et tout ce qui va avec et on avait préparé la paperasse pour la mairie afin d’avoir les autorisations pour fabriquer les gels en dehors de la fac. On a été étonné d’obtenir un oui » (entretien). Ce sont aussi les hirakistes qui ont organisé dans plusieurs villes des couloirs de stérilisation, qui désinfectent les rues ou qui prennent en charge l’approvisionnement des plus démunis et précaires. C’est encore eux qui rendent visible l’impératif de distanciation sociale lors du jour de paye des retraites et de leur retrait par les personnes les plus vulnérables ou qui fournissent des masques aux policiers de la circulation (entretien). Les campagnes de sensibilisation de la population se font aux rythmes des slogans des marches du Mardi et du Vendredi. Ainsi, à Annaba, ville côtière du Nord-Est algérien, quatrième ville du pays, c’est en convoquant Ali la pointe que les jeunes énoncent les règles à respecter pour limiter la propagation du virus[11].
À la démocratie-vitrine « froide et squelettique, celle de l’élection des représentants » que met en avant le pouvoir algérien, la société hirakiste a substitué un projet révolutionnaire qui aspire à un changement de grande portée, à une rupture irréversible du « temps algérien ». Après le « réchauffement émotionnel » au long cours du hirak, l’urgence pandémique finit de discréditer la forme vide de la démocratie algérienne pour faire émerger la substance même de la vie démocratique, celle que constituent les échanges libres et symétriques. Face à ce processus inexorable, publiquement énoncé – « on n’a pas le choix, on a toujours été livré à nous-même », « le peuple s’est libéré, c’est lui qui décide, on veut un Etat civil et pas militaire »[12] – , les autorités algériennes déchainent le seul outil qui leur reste pour survivre : la répression. Les arrestations, enlèvements et condamnations arbitraires se multiplient. Mais comme me disait un jeune : « ont-ils de quoi incarcérer tout un peuple[13] ? Mhraba » (bienvenue).
Marion Belhadj, anthropologue, Université de Lausanne
[1] Dans un pays où une publication critiquant le régime sur un compte Facebook peut conduire en prison, cet acte a déjà une forte portée de résistance et manifeste un engagement de haute intensité.
[2] Il utilise ici le terme de blade, bladou au sens de territoire, de lieu géographique et émotionnel dans lequel l’individu a ses racines. Le terme watan, lui, renvoie à l’idée de patrie.
[3] Le terme utilisé est taqū l lāha. C’est une expression que l’on trouve dans le Coran et qui renvoie au fait de parler avec droiture, pertinence et justesse sur injonction d’Allah. Couramment employée lors des discours, cette expression exprime une absence de mensonges et d’intérêts personnels dans le propos.
[4] Ici, c’est l’amour et l’attachement au « bled » qui est mobilisé en opposition au rapport des dirigeants (considérés comme prédateurs et pilleurs du pays, aux ordres de puissances étrangères, notamment la France, les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite.
[5] Le terme hirak exprime un mouvement social sans pour autant exiger la rupture radicale avec l’ordre politique existant. Dans le cas algérien qui, au contraire, exprime le désir d’un changement politique radical en rupture total avec l’ordre politique, ce terme semble inapproprié. Si, en arabe, les hirakistes mobilisent ce terme, en français ils utilisent le terme « révolution ». Révolution se dit en arabe thaoura. Questionnés sur cet écart de sens lors du passage d’une langue à l’autre, mes interlocuteurs ont fourni la même explication : dans le référentiel collectif algérien, thaoura renvoie à la révolution armée de 1954. Le terme ne peut donc être adapté à l’identité pacifique (silmiya) du hirak algérien.
[6] M. Bennabi (2005 [1949]), Les conditions de la Renaissance, Editions ANEP.
[7] Alors que les catégories du hirak sont constituées d’étudiants, de jeunes, de personnes âgées, d’enfants, de femmes et d’hommes, dans la lutte contre la pandémie, seule la catégorie des « jeunes » (femmes et hommes, étudiants, chômeurs et travailleurs) est sur le terrain afin de protéger les tranches d’âge les plus fragiles.
[8] Conscientisé et sémiotisé dans ce slogan lors de la dernière marche du hirak qui servit de processus de sensibilisation dans la lutte contre la pandémie « Oh oh pour toi mon pays, c’est le peuple qui protège le peuple, Dans l’absence des autorités ils nous ont dit restez chez vous, on vous ramène un sac de semoule » (trad. personnelle). Le sac de semoule est la base alimentaire de la plupart des foyers algériens. Dans cette phrase, il est fait référence à la promesse du pouvoir algérien de subvenir à l’alimentation de toute la population, notamment les plus précaires qui vivent grâce à des emplois journaliers et informels. Dans les faits, face à la défaillance de l’Etat, ce sont les hirakistes structurés en réseaux qui fournissent la nourriture (les couffins).
[9] M. Bennabi (1990 [1970]), Le problèmes des idées dans le monde musulman, Alger, El Bay’yinate.
[10] Il ne s’agit pas d’entendre la chose (la logique pragmatique) sous son angle philosophique, mais sous son angle pratique ; il s’agit d’approprier l’action nécessaire au but envisagé » MBennabi, (2005 [1949]) Les conditions de la Renaissance, Editions ANEP.
[11] Ali la Pointe est un des martyrs de la guerre de libération nationale. Son combat et sa fin ont été repris dans des chansons populaires et ont accompagné les revendications du hirak. Les slogans lors de la campagne de sensibilisation étaient « Oh ya Ali oueledek mahoumch habssin , oh ya Ali ala houria mawoulin » ( trad. personnelle : Oh Ya Ali tes enfants ne vont pas s’arrêter, Oh Ya Ali pour la liberté nous avons décidé de continuer)
[12] Dernier vendredi de marche à Annaba « Vous aimez la vie et la vie a une fin. Nous, nous aimons l’Algérie. Il n’y aura pas de bandit qui nous gouverne une deuxième fois, dites à Tebboune tu n’as aucune légitimité, les généraux t’ont ramené comme une vitrine civile » (trad. personnelle)
[13] Le terme « peuple » (chaab) renvoie ici à la multitude mue par une unicité d’action et de désir.