Dépeupler la place publique : de l’enjeu sanitaire à l’enjeu politique

Le (dés)ordre de l’interaction

Lorsque mon voisin, qui doit avoir une septantaine d’années, s’est approché un peu trop près de moi, j’ai reculé à plusieurs reprises, cherchant la bonne distance qui me permettrait de le préserver tout en gardant le contact. Quel casse-tête. Je me sentais totalement impolie et je ne savais pas, littéralement, sur quel pied danser. Voyant mon étrange gestuelle, mon voisin s’est exclamé, avec un sourire narquois : « je ne suis pas si vieux que çà ».  

Une telle expérience met en évidence un principe qui ordonnait implicitement, avant la pandémie, nos déambulations dans l’espace public. Ce principe, c’est la confiance dans les routines qui régissent les rencontres publiques ainsi que dans les compétences d’autrui à réagir de manière rationnelle et prévisible. Je sais à l’avance que je peux m’approcher de mon voisin pour lui parler, m’adresser à un passant – sauf peut-être à Paris – pour lui demander mon chemin, entrer dans un magasin sans être obligée d’y acheter quoi que ce soit, parler du temps qu’il fait à la boulangère ou rejoindre le rassemblement qu’un groupe de musiciens a formé au coin de la rue. Or, en régime épidémique, cet ordre routinier de l’interaction a fait place à un désordre interactionnel que les directives de « l’éloignement social » ne peuvent guère apaiser. Privés des appuis conventionnels qui insufflaient de la « reposité » dans nos interactions, nous sommes confrontés à l’inquiétude[1]. Comment dois-je agir ? Comment garder « la bonne distance » dans des ruelles étroites ?  Quelle est cette personne en face de moi ? Un semblable ou un porteur de malheur ? Cette enquête incessante produit un sentiment d’insécurité diffuse mais aussi un trouble dans notre rapport à autrui que les sociologues de l’interaction, en particulier Erving Goffman, peuvent nous aider à penser. Pour gérer leurs « relations en public », les êtres humains disposent en effet de ce que Goffman appelle « l’ordre de l’interaction » : un certain nombre de codes sociaux qui déterminent la façon dont nous sommes censés agir et nous permettent d’anticiper les réponses appropriées à la situation – de la consultation médicale à la commande d’un café dans un restaurant en passant par les conversations entre parents sur une place de jeux.

Mais l’ordre de l’interaction n’est pas seulement un moyen pratique de réduire l’indétermination de nos rencontres, notamment avec des inconnus, et de calmer l’anxiété qui l’accompagne. Pour Goffman, les espaces publics anonymes de circulation généralisée, tels les parcs, les magasins et les cafés, en principe accessibles à tous, impliquent une morale minimale de la coprésence : celle de la civilité ordinaire du passant, faite de tolérance nonchalante et d’évitement mutuel[2]. Cette morale n’est écrite nulle part mais comprise de tous, sauf des jeunes enfants qui s’y ajustent péniblement. Elle repose en particulier sur ce que Goffman appelle « l’inattention civile »: en tant que passant, je dois noter la présence d’autrui tout en évitant de le scruter avec insistance ou de lui montrer, par un regard fixe, qu’il est l’objet de ma curiosité. Dans l’univers de coprésence obligée que constituent les lieux publics urbains, cette morale minimale et minimaliste préserve l’individu du regard intrusif et de l’emprise émotionnelle d’autrui. Elle permet à tout un chacun de protéger son « territoire personnel » tout en se coordonnant dans les activités ordinaires qui animent l’espace public, tel se croiser sur un trottoir sans heurter les autres piétons, tenir la porte d’entrée aux inconnus à un restaurant ou saluer la caissière avec un sourire poli. La régulation de cet étrange alliage de proximité physique et de distance affective rend psychologiquement supportable la promiscuité forcée des espaces urbains.

De sauver sa peau à sauvegarder sa « face »

Réfléchir en termes de promiscuité permet de revenir à la perspective éthologique et à la comparaison humains/animaux que Goffman n’a jamais abandonnée. Du point de vue éthologique, une telle promiscuité est contre-nature : obligés de cohabiter avec leurs congénères et de s’exposer à des corps-à-corps qui sont toujours susceptibles de mal tourner, les êtres humains ont domestiqué leur peur viscérale de la (trop grande) proximité physique avec des inconnus en élaborant un ordre public impersonnel qui garantit la sécurité de leurs interactions. L’ordre de l’interaction qu’a mis en place l’espèce humaine apaise l’expérience, potentiellement anxiogène, de la co-présence en instaurant la distance conventionnelle, les contraintes rituelles, les organisations territoriales ou les salutations d’usage qui permettent de tenir à distance le corps d’autrui. Cette distance ordonnée et pacificatrice simplifie les interactions et allège le poids de la menace que constituait la rencontre avec un inconnu. Ainsi socialisé, le risque inhérent à la rencontre physique, à la co-présence des corps et à « la vie nue », organique, qu’elle met en jeu s’est transformé en une menace moins dramatique, plus ténue mais néanmoins lancinante : celle de l’ostracisme et de l’isolement social. Car ce qui se joue dans les interactions entre anonymes sur la place publique n’est plus la survie biologique de celles et ceux qui tentaient de sauver leur peau contre les prédateurs ou les rivaux potentiels. Ce qui s’y joue est l’intégration sociale – une intégration superficielle, certes, mais suffisante pour sauver sa « face » sociale, maintenir une apparence « normale » et imposer à autrui le respect de son territoire personnel.

L’étranger comme un « semblable »

Dans le monde moderne, on s’en doute, la régulation des interactions ne répond pas seulement à des contraintes éthologiques mais aussi à des impératifs sociaux et économiques. L’urbanisation, la croissance démographique et l’extension à grande échelle des échanges économiques qui caractérisent la forme de vie capitaliste moderne nous relient sans cesse à des étrangers auxquels nous devons faire confiance et avec lesquels nous devons coopérer. Dans les transactions économiques comme dans les espaces publics urbains, les principes abstraits comme celui de l’indifférence civile et de l’indifférenciation catégorielle désamorcent l’étrangeté du dis-semblable. Car ce n’est pas aux individus de décider comment se comporter les uns avec les autres : les normes impersonnelles les libèrent du travail épuisant que constituerait le décryptage « à flux tendu » des signes interactionnels, largement opaques, des « étrangers ». L’occupant même temporaire des espaces publics urbains apprend ainsi à agir de manière concertée avec ses semblables – des semblables qui ne sont pas pour autant identiques. Au contraire, les conventions sociales rendent possible la coexistence entre des êtres différents du point de vue de leur parcours biographique, de l’âge, de la classe sociale, de l’appartenance religieuse ou de l’origine « ethnique ». Car l’espace public urbain n’est ni un espace d’appartenance, ni un lieu de résidence ; c’est l’univers des itinérants, un univers de mouvement, de déplacement, de dispersion, de passage et de rassemblement[3]. Bref, c’est un lieu d’apesanteur social : le citadin est saisi sous une généralité indéfiniment inclusive, celle du passant qui a « le droit de visite » dans un espace marqué, en principe, par une forme universelle d’hospitalité. 

Bien sûr, cette hospitalité illimitée est une fiction[4]. La métaphore de la « circulation » doit être prise au pied de la lettre : les espaces publics sont de fait ordonnés par des ségrégations spatiales, des impasses sociales, des sens interdits, des agents de la force publique et des dispositifs de rejet ou d’exclusion, tels les dispositifs « anti-SDF ». Mais, même malmené dans les faits, distordu par les inégalités et les tentatives de privatisation, l’idéal de l’hospitalité et de l’accès tout azimut à l’espace public a de vrais effets : il dessine l’horizon d’un lieu commun qui donne droit à quiconque, indépendamment de son statut social et de son âge, à faire acte de présence.   

Au risque du « défacement »  

Avec la pandémie, ce lieu commun est menacé. Il est bien entendu menacé par le confinement, qui n’autorise que les conduites publiques nécessaires à la satisfaction des besoins biologiques, que ce soit l’achat de la nourriture, la promenade du chien ou la course. Mais il est surtout menacé par les injonctions sanitaires, aussi justifiées soient-elles, qui nous obligent à voir autrui comme soi-même au prisme de la biologie – nous contraignant ainsi à raviver les enjeux éthologiques que la « scénarisation sociale » des rencontres était parvenue à apaiser. La pandémie nous dépouille de notre « face » ou de notre masque social pour nous imposer des masques sanitaires qui nous rappellent à l’ordre biologique : nous sommes d’abord et avant tout des corps, vulnérables dans leur constitution et potentiellement menaçants pour autrui. En régime épidémique, le corps des autres doit être ressaisi en termes biologiques, ceux de la contagion, de la contamination, de la désinfection, de la protection et de la purification. Un tel cadre « biologisant » est particulièrement difficile à adopter envers les proches. Alors que la peur nous conduit spontanément à nous réfugier dans nos cercles de sociabilité et dans nos contacts de proximité, ces derniers doivent être littéralement désactivés, tout au moins physiquement, pour sa propre survie mais aussi au nom d’un bien plus élevé et plus abstrait : la survie de l’ensemble de la communauté.

L’appréhension d’autrui comme un corps biologique, inquiétant par sa présence même, pourrait bien être, en revanche, (trop) aisément mobilisable à l’égard des inconnus, perçus comme des menaces sanitaires sinon des agresseurs potentiels. Privés des rituels d’interaction qui indiquaient, dans la vie ordinaire, la manière de se comporter avec les étrangers, les dangers de l’anonymat, voire la « légère aversion » pour autrui, qui sous-tendent la vie urbaine sont susceptibles de rejaillir à tout instant[5]. Les moindres indices de mal-être physique, grattements de gorge, toux ou pâleurs, deviennent les signes d’une réalité cachée, sourde et dangereuse, qui peut déclencher un véritable processus de « défacement ». Or, arracher à autrui sa face sociale pour le réduire à un corps biologique n’est pas sans conséquence : le visage d’autrui étant la source privilégiée de nos réactions d’empathie, le « défacer » peut être synonyme de cécité émotionnelle et de torpeur morale.

Une épreuve catégorielle

Au prisme de la pandémie, faire acte de présence dans l’espace public a perdu toute innocence : la mort aux trousses, le passant pense moins à sauvegarder sa face qu’à sauver sa peau. L’auto-isolement est devenu un devoir civique tandis que les comportements publics d’affiliation, le frôlement des corps, les poignées de main, sont devenus un signe de déliquescence morale, d’insubordination illégale ou, tout simplement, de stupidité et d’ignorance. La présence dans les lieux publics est un acte de transgression morale, une mise en danger d’autrui ou une folie sanitaire, transformant « l’inattention civile » à laquelle les passants avaient droit en attention incivile. « Que faites-vous dans la rue ? On est enfermé à cause de vous », dit-on aux personnes âgées qui s’aventurent dans la rue. « Rentrez chez vous, vous n’avez rien à faire ici ! Vous mettez nos vies en danger », dit-on aux enfants qui courent dans les parcs. « Ne vous rassemblez pas, bande d’égoïstes ! » dit-on aux adolescents en manque de sociabilité. Voilà que les catégories sociales particulières, telle l’âge ou l’obésité, deviennent saillantes et envahissent la place publique, ébréchant l’apesanteur catégorielle du « passant » anonyme. L’âge, en particulier, est devenu une catégorie sociale omniprésente : la « vieillesse », synonyme de vulnérabilité et de risque de mortalité, contraste avec la « jeunesse », que le label redoutable de « porteur sain » place dans la position inconfortable de danger public. La pandémie transforme ainsi l’interaction en une véritable épreuve catégorielle : nous sommes livrés pieds et poings liés, vulnérables et à fleur de peau, aux ressaisies catégorielles et aux réactions incertaines que nous réservent les rares corps étrangers que nous croisons dans la rue.

En remettant en question l’idéal de la libre circulation des personnes dans un monde sans frontières et en soulignant sa contrepartie négative, celle de la contamination, la pandémie risque de remplacer l’espace public du rassemblement, devenu froid et inhospitalier, par un autre espace-refuge, moins concret, plus imaginé, celui de l’appartenance, notamment nationale. Cette dernière peut induire des magnifiques effervescences collectives, tels les hymnes nationaux et les concerts sur les balcons; mais elle peut aussi renforcer les identifications nationales, sinon nationalistes, qui mettent à mal la promesse politique des espaces publics urbains : celle de construire une société de semblables, un monde commun entre étrangers  – un monde commun permettant à tout un chacun de se concevoir comme le membre d’une collectivité élargie et indifférenciée, animée par des liens de coordination, sinon de coopération mutuels.

Laurence Kaufmann, Université de Lausanne


[1] Sur cette notion de reposité, cf. Albert Piette (2009). L’acte d’exister. Une phénoménographie de la présence, Marchienne-au-Pont, Socrate Éditions Promarex.

[2] Erving Goffman (1971 [1973]). Les Relations en public 2, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit.

[3] Isaac Joseph (2007). L’athlète moral et l’enquêteur modèle, Paris, Economica.

[4] Joan Stavo-Debauge (2018). Qu’est-ce que l’hospitalité ? Recevoir l’étranger à la communauté, Paris, Liber.

[5] Georg Simmel (1999 [1908]). Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, PUF, Paris.