Confinement et vision sociale « périphérique »

La situation de confinement dans laquelle se retrouve la plus grande partie de l’humanité constitue à bien des égards un gigantesque laboratoire pour les chercheurs en sciences sociales. S’il est bien entendu difficile de mettre entre parenthèses la souffrance et la tristesse qui touchent tant de familles aujourd’hui, les reconfigurations plus anecdotiques de nos formes de vie quotidiennes permettent de mettre en évidence des phénomènes qui, pour essentiels qu’ils soient à la vie sociale, passent généralement inaperçus.

La situation actuelle m’a ainsi rendu sensible à une dimension de notre vie sociale que je n’avais pas véritablement perçue jusqu’à aujourd’hui ; je propose de l’appeler la vision sociale périphérique. Pour expliquer ce que je veux dire par là, il me faut dire un mot (a) sur la manière dont nos existences quotidiennes s’inscrivent au sein de nos différents réseaux sociaux, et (b) sur ce qui est entendu par les psychologues lorsqu’ils parlent de vision périphérique.

À part pour de très courtes périodes de notre existence (et si l’on exclut quelques ermites, navigateurs solitaires ou autres naufragés), nous vivons entourés d’autres personnes. Certaines d’entre elles sont proches au point de partager littéralement notre vie au quotidien (les parents et leurs enfants, les couples) ; d’autres font parties de notre existence parce que nous partageons des fragments de notre vie avec eux de manière régulière (les amis, les collègues). Inversement, il est de très nombreuses personnes que nous connaissons peu ou que nous côtoyons sans vraiment entrer en relation avec elles. Il peut s’agir de voisins que nous saluons de loin, de vagues connaissances avec qui nous échangeons parfois quelques mots ou d’individus anonymes qui nous sont familiers sans que nous sachions vraiment qui ils sont.

Pour classer ces types de liens qui nous unissent les uns aux autres, le sociologue Mark Granovetter a proposé de parler de liens interpersonnels forts ou faibles. Dans un article publié en 1973, devenu depuis un classique de la sociologie, il surprenait tout le monde en montrant que les liens faibles jouent un rôle souvent plus essentiel dans la détermination de notre existence que les liens forts[1]. Son exemple portait sur la recherche d’un emploi et il démontrait que la majorité des individus avaient en fait trouvé du travail grâce à une « connaissance » (et donc à un lien « faible »). En deux mots, ce phénomène s’explique par une propriété des réseaux sociaux. Les gens qui partagent des liens forts tendent à former des « cliques » très homogènes. Le risque est alors d’être privé d’informations essentielles pour comprendre ce qui se passe dans des zones plus éloignées de notre système social. Les liens « faibles » sont ainsi considérés comme autant de ponts reliant des groupes affiliés différents et de permettre ainsi une diffusion beaucoup plus vaste de l’information.

La situation de confinement ébranle l’équilibre subtil entre nos liens forts et nos liens faibles. Du point de vue de nos réseaux d’interaction sociale, l’isolement imposé pour éviter la diffusion du virus coupe une grande partie des « ponts » constitués par les liens faibles. La vie quotidienne n’a lieu qu’entre individus qui partagent un lien fort, réunis sous un même toit pour partager plus que jamais leur vie quotidienne. Certes, les moyens modernes de communication permettent de maintenir des liens avec ceux qui comptent pour nous. Mais la plupart du temps, il s’agit précisément de personnes avec qui nous partageons des liens forts (membres de la famille, collègues) et dont la présence physique se fait cruellement ressentir. Si l’on en croit Granovetter, ce type de situations risque fort de favoriser la circulation en boucle des informations, avec le risque de ne plus être en contact avec notre environnement social au sens large du terme, avec ceux qui vivent en périphérie de notre vie quotidienne mais avec qui nous faisons, justement, société.

Cette notion de « périphérie » est intéressante à rapprocher d’une notion utilisée pour définir la manière dont notre perception visuelle fonctionne. Notre œil possède une vision « centrale » (ou fovéale) qui permet d’obtenir une perception des détails à une haute résolution. Si ces informations visuelles sont précises, leur rythme de transfert est long. Inversement, la vision périphérique est beaucoup moins précise et elle ne livre que des impressions globales et un peu déformées. Elle est toutefois extrêmement rapide (jusqu’à 100 images par seconde) et elle rend notamment possible une détection très rapide des mouvements, même pendant la nuit. La vision périphérique a ainsi pour fonction de fournir à notre cerveau une impression générale d’une situation visuelle, laissant à la vision fovéale les analyses plus détaillées et lentes. Son rôle est donc crucial puisqu’elle permet une sorte de « veille perceptive », détectant au fur et à mesure de nos déplacements les événements potentiellement pertinents au sein de notre environnement quotidien (dangers potentiels, opportunités d’action, etc.).

Ce que le confinement m’a fait « percevoir », c’est le rôle crucial d’une forme de vision périphérique au sein du monde social. Ainsi, lorsqu’on s’arrête dans un café pour y lire le journal, que l’on choisit tranquillement ses légumes au marché, ou que l’on rêve à la fenêtre d’un train en se rendant à notre lieu de travail, nous sommes continuellement entourés par d’autres personnes avec qui nous ne partageons pas véritablement de liens. Pourtant, tous ces gens sont bien présents pour nous, à la périphérie de notre attention et le concert de leurs conversations constituent comme un contre-point à nos activités quotidiennes. Lorsque tout est normal, cette musique de fond se fait oublier mais il suffit d’un événement incongru pour que notre attention s’éveille. L’individu au comportement bizarre qui se met à chanter dans le train sort de notre vision périphérique ; on ne voit alors plus que lui et les échanges de regards amusés ou effrayés entre les spectateurs de cette scène étrange confirme le caractère anormal de l’épisode qui se joue devant nous. Si la métaphore visuelle est particulièrement « parlante », ce n’est pas que de la vision dont il peut s’agir : une odeur, par exemple, peut déclencher le même phénomène d’enquête (comme pour ces touristes qui, à l’arrêt de métro parisien de Châtelet-les-Halles, scannent du regard les habitués en se demandant s’il faut s’inquiéter des effluves nauséabonds qu’ils respirent en sortant du train). Nos oreilles sont également toujours en alerte ; comme dans le fameux « effet cocktail party  » (même occupé par une discussion dans une ambiance sonore complexe, vous allez soudain « entendre » que d’autres personnes viennent de mentionner votre nom), certaines discussions qui se déroulaient en arrière-fond peuvent subitement retenir toute votre attention.

Cette vie sociale périphérique est, paradoxalement, beaucoup plus centrale qu’il n’y paraît. Grâce à ces déambulations anonymes parmi nos semblables, nous é-prouvons nos manières de voir, ce que nous tenons pour vrai sans trop y réfléchir au sein de nos interactions fortes. L’univers social dans lequel nous orientons nos existences se donne ainsi à sentir grâce aux bruissements du tissu social que nous frôlons lors de nos déambulations quotidiennes. Privés de ces sorties dans le monde des liens faibles, la confiance que nous accordons à notre interprétation des événements s’étiole. On s’accroche aux informations « officielles » mais comment estimer le poids qu’il convient de leur accorder ? Sans tous ces autres qui nous sont désormais interdits, comment être sûrs que la vision du monde que nous sommes en train de développer dans l’entre-soi n’est pas en train de dériver ? La bien étrange période que nous vivons m’a ainsi fait « découvrir » ce qui est à bien des égards une évidence : la réalité, c’est (aussi) les autres.

Fabrice Clément, Professeur en sciences de la communication et de la cognition, Centre de Sciences Cognitives, Université de Neuchâtel


[1] Mark S. Granovetter (1973). « The Strength of Weak Ties ». American Journal of Sociology, 6(78), 1360-1380.